Enfin, la communauté nationale commémore le Centenaire des martyrs et du nationalisme kamerunais. Mais grand est le risque de voir cette commémoration de la mémoire du héros Rudolf Dualla Manga n’être qu’une ritualisation destinée à momifier cette Puissance intellectuelle et cette valeur de la Résistance africaine, en l’isolant dans une perspective parfois communautaire ou cantonale, Tet’Ekombo qui, au fait, « fut justement l’un des premiers et rares Africains de son rang à faire jouer au chef traditionnel intégré dans le système colonial le rôle de représentant de son peuple et de défenseur de sa juste cause » (1). Il demeure vrai qu’il mena une lutte acharnée pour la défense juridique et matérielle des intérêts du peuple duala. Mais dans sa démarche, Dualla Manga donna à ce conflit qui lui coûta la vie, un caractère épique et national. Quelle était l’analyse socio-politico-stratégique de Dualla Manga ? Quels étaient les instruments et les méthodes de combat du Père du Nationalisme kamerunais ? Et que devons-nous puiser de cette confrontation historique, pour féconder nos capacités et notre vision des batailles d’aujourd’hui ?
Rudolf Dualla Manga est né en avril 1873. A la faveur du fameux Traité de protectorat Germano-duala de 1884, il est envoyé en Allemagne en 1885, d’où il revient en 1896, nanti d’un diplôme en droit. En 1910, il est intronisé Roi des Bell.
En octobre 1911, les Duala sont informés d’un plan d’urbanisation de la ville de Douala qui autorise l’Administration allemande à faire déguerpir dans un premier temps tous les habitants autochtones du plateau Joss, afin de les recaser au quartier New-Bell. Le déguerpissement devait à moyen terme concerné d’autres autochtones des quartiers Akwa et Deido. Face à cette volonté administrative, considérée par les Duala comme un déni de justice et de respect envers le Traité Germano-duala qui liait les deux parties et qui permit aux Allemands de prendre possession du Territoire Kamerun, et qui stipulait à son article 3 : « Les terrains cultivés par nous et les emplacements sur lesquels se trouvent nos villages, doivent rester la propriété des possesseurs actuels et de leurs descendants ». Effectivement, l’administration allemande qui voulait devenir maître absolu du territoire de la ville de Douala était confrontée au fait que ledit territoire restait encore propriété des autochtones, d’une part, et avec l’arrivée massive des Européens dans la ville d’autre part, le gouvernement allemand voulait empêcher les autochtones de tirer profit de la vente de leur sol qui s’avérait plus rentable pour ces derniers face aux nouveaux arrivants que pour l’administration.
Le déguerpissement des Duala devint une question « d’hygiène » : pour éviter la contagion de la malaria dont était infestés les indigènes, il fallait les éloigner des Blancs dans un rayon d’un kilomètre ; également pour éviter la proximité avec les Noirs, comme les Anglais le firent dans leurs colonies, l’éloignement était nécessaire. Delà, « d’entrée de jeu, les Duala voyaient dans le projet du gouvernement une menace pour leur vie économique. Ils s’y opposèrent. Ils crurent au départ que des objections concrètes suffiraient pour les mettre à l’abri d’un danger imminent et que tout cela n’était qu’une question de droit et de justice. Il fallut un combat pour qu’ils réalisent que la puissance colonisatrice n’attachait
aucune importance au droit, et qu’il ne s’agissait plus qu’un litige économique ou juridique, mais plutôt d’une épreuve de force sur le plan politique avec un ennemi. » (2).
A partir delà, l’expropriation devint une question d’Etat. Face à cette réalité malheureuse, les Duala se rendirent peu à peu compte de la grande rivalité insurmontable entre les peuples autochtones et les puissances étrangères.
Aussitôt, malgré eux, les Duala se mirent en ordre de bataille pour la sauvegarde du patrimoine de leurs ancêtres et le respect de la parole donnée (Le Traité Germano-duala). Et ils choisirent le roi Rudolf Dualla Manga comme le porte-parole de toute la communauté face aux Allemands. Pour les Allemands « les Duala ne disposant d’aucun moyen de puissance, ni de chefs dynamiques sachant ce qu’ils veulent, et en outre, l’unité et l’esprit de groupe nécessaires leur manquaient.», ainsi ils comptaient « s’arranger à l’amiable avec chaque quartier et chaque famille». Hélas, les Allemands constateront à cette occasion que «toute la tribu duala prit conscience de ses intérêts communs, que les membres de la tribu se rapprochèrent étroitement pour la première fois depuis 1884 et qu’une personnalité liée au peuple émergea parmi eux.» (3).
Face à ce qui sera son destin, le roi Dualla Manga, d’une allure altière, prit ses responsabilités historiques et s’opposa, le peuple duala derrière lui, à l’expropriation-ségrégation avec toute son intelligence, malgré les risques.
Lorsque les pourparlers avec l’administration allemande locale montrèrent ses limites, les Duala, derrière Dualla Manga, utilisèrent les télégrammes, aujourd’hui Face Book et Twitter, pour s’adresser directement au Reichstag. Aussitôt que les Duala comprirent la connivence qu’il y avait entre le Secrétariat d’Etat aux Colonies avec leurs compères au Kamerun, ils alertèrent l’opinion démocratique et la classe politique socialiste allemandes, du déni de justice qui s’opérait au Kamerun. Ces protestations bousculèrent les calculs de l’Etat allemand, et permirent de stopper pour un temps, les déguerpissements démarrés à Douala, souvent dans la brutalité. Face à la mobilisation et la résistance des Duala, la répression ségrégationniste et raciste allemande s’abattit sur eux, et surtout sur leur porte-parole Dualla Manga :
- Le 4 août 1913, Dualla Manga fut démis de ses fonctions de chef supérieur des Bell ;
- Pour intimider les populations de Douala et les environs, à l’aide du croiseur ‘’Bremen’’, des officiers et des équipages furent débarqués et conduits en guise de démonstration jusqu’à la limite de la ligne nord du chemin de fer et sur la ligne du centre jusqu’à Edéa.
Les Duala ne faiblirent point dans leur résistance. Par contre à ce moment-là, après consultation de sa communauté, Dualla Manga comprit que l’expropriation dont les Duala étaient victimes n’est qu’une première partie dans la volonté coloniale allemande de dominer tout le Territoire Kamerun. D’où la nécessité d’alerter d’autres communautés nationales et leur demander de se joindre au combat mené par les Duala pour la sauvegarde du patrimoine ancestral.
Aussitôt, Dualla Manga et ses émissaires parcoururent l’arrière-pays. Des régions proches de Douala : Balong, Souza, Bomono ba Mbengue, Yabassi, Muyuka, Bodiman et jusqu’à Dschang, Bangam, Foumban, Yaoundé, Kribi, Ebolowa, Ngaoundéré etc… Ces
communautés et leurs chefs se solidarisèrent avec les Duala, sauf Charles Atangana et Ibrahim Njoya. Ce dernier ira dénoncer Dualla Manga au Pasteur Allemand résident à Foumban, après avoir reçu et mis aux arrêts l’émissaire envoyé auprès de lui par Dualla Manga… Et les historiens de cette époque estimèrent qu’ « on peut dire qu’il (Dualla Manga) a, pour la première fois dans l’histoire de la colonie, essayé d’organiser un mouvement de résistance national. ».
Lorsque les Duala sentirent la situation se corser, ils décidèrent d’envoyer une délégation en Allemagne. Celle-ci se vit refuser la délivrance de visas par les autorités locales. Alors choisirent-ils, après une quête communautaire, d’envoyer clandestinement Ngoso Din, le secrétaire de Dualla Manga, en Allemagne.
Après la dénonciation d’Ibrahim Njoya, Dualla Manga fut arrêté à Douala et Ngoso Din, depuis l’Allemagne. D’où Il fut enchaîné et rapatrié au Kamerun.
A l’issue du procès et après la condamnation à mort de Dualla avec son compère d’infortune Ngoso Din, « le colonel Zimmermann donne à Dualla Manga, sur la parole d’honneur de celui-ci, une heure pour se rendre, sans escorte armée et sans témoins, au quartier Bali-Bona-Njo », où « se trouvent l’épouse de Dualla Manga et ses enfants. ». Après avoir pris congé de son épouse et de ses enfants pour la dernière fois de sa vie, il reprit le chemin de la prison. Chemin faisant, il fit la triste confidence à son notable qui le raccompagnait, lui disant : qu’ils étaient condamnés à mort, Ngoso Din et lui. Son notable le supplia de s’enfuir, « Dualla Manga écoute en silence, puis il rejette catégoriquement la proposition de son fidèle notable. Et lui dit que, s’il s’enfuit, le nom qui lui a été légué sera souillé à jamais et que les représailles allemandes seront terribles sur les populations autochtones » (4).
Le 08 août 1914, Dualla Manga et Ngoso Din sont pendus à Douala. Le chef Mandola est exécuté à Kribi, tandis que connaîtront le même sort, Martin Paul Samba à Ebolowa, les lamibé de Kalfu et de Mindif et des dignitaires de la cour de Maroua.
Aujourd’hui, Dualla Manga et ses compagnons de lutte ne sont plus là. Nous, leurs descendants, nous sommes incapables pratiquement de tout : nous sommes devenus des tribalistes invétérés ; des pilleurs des derniers publics ; ceux qui mettent le patrimoine national aux enchères auprès des impérialistes et enfin, ceux qui ne peuvent pas s’unir pour briser une dictature néocoloniale.
Afin que le sacrifice de ces valeureux ancêtres ne demeure point que des commémorations parfois folkloriques, mais que ces faits historiques soient toujours vivaces, et que nous puissions y puiser pour les batailles d’aujourd’hui, nous pensons que nous devons relire le testament de Dualla Manga, à côté du gibet, à lui attribué par le regretté dramaturge Mbanga Eyomban :
« Mon peuple, vous tous bien-aimés, adieu !
Ne pleurez pas ! Ne vous laissez pas aller au découragement : il n’y a que ceux qui ont perdu tout espoir qui cessent de combattre. Luttez ! Luttez jusqu’à votre dernier souffle : on ne conserve que ce qu’on défend…, et à force de tomber sur une pierre, la goutte d’eau finit par le percer.
Ne vous adonnez pas aux luttes intestines, sinon, vous mettrez les gens qui sont venus chercher pitance ici en occasion d’abuser de votre hospitalité. Sans difficulté aucune, ils vous piétineront, vous écraseront, vous envahiront ! Vous vous contenterez des miettes qui tomberont de leurs tables et des os dont ils voudront bien vous faire cadeau… Vous serez considérés comme étrangers et des intrus dans le village de vos ancêtres (…).
Par contre si vous êtes unis et solidaires, malgré votre infériorité numérique, vous demeurerez un grand peuple et resterez maîtres chez vous pour toujours… Oui n’oubliez pas que l’unanimité est la meilleure forteresse.
Vous connaissez déjà la vérité, ne confondez donc plus l’apparence avec la réalité : la panthère et la chèvre ne font jamais dînette ensemble. Que tous ceux que j’ai offensés me pardonnent. De mon côté, je pardonne à tous ceux qui m’ont offensé. (…).
Mon peuple, mes bien-aimés ! Nous avons accompli notre devoir à votre égard jusqu’au bout. Vous de même, accomplissez le vôtre à notre égard : Conservez jalousement ce coin du pays que Dieu nous a donné en héritage…
O Eternel ! (…), Je t’en supplie, exauce ma dernière prière :’’Que les Allemands soient chassés de ce pays et qu’ils ne le foulent plus à jamais’’.
1- Adolf Ruger, Le mouvement de résistance de Rudolf Manga Bell au Cameroun. In L’Afrique et l’Allemagne de la colonisation à la coopération. 1884-1986. Le cas du Cameroun. Edition Africavenir. P, 147-178.
2- Adolf Ruger, Ibd.
3- Adolf Ruger, Ibd.
4- Iyé Kala Lobé, Douala Manga, héros de la résistance douala. ABC. P, 82
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