Dans son habituel excès de zèle à expliquer l’inexplicable, Issa Tchiroma Bakary a fait des obsèques de la belle mère du président de la république camerounaise un évènement hautement politique.
Il a en effet déclaré : "Quand le chef de l’Etat se déplace, c’est toute la république qui se déplace. Est-ce que Bangou est en mesure de recevoir 10 mille personnes ? Est-ce que Bangou offre des possibilités pouvant permettre au chef de l’Etat d’y passer la nuit ? Est-ce que vous savez que pour qu’il aille là-bas, il faut réhabiliter l’aéroport de Bafoussam ? N’oubliez pas que nous sommes en guerre contre Boko Haram et c’est une source budgétivore. Où allons-nous trouver de l’argent pour investir ou réhabiliter les aéroports, construire peut être un hôtel, améliorer des résidences, améliorer les routes ? Où aurions-nous trouvé de l’argent alors que nos compatriotes sont entrain de livrer bataille, et pour certains perdre la vie ? Ce que je dis de Bangou, l’est tout autant pour Nanga Eboko. C’est pour cette raison que la résidence du chef de l’Etat à Mvomeka’a, qui offrait un minimum, était tout indiquée. Donc, tous ceux-là qui font ce procès, sont de très mauvais procureurs…".
Jusque-là rien de surprenant dans un Cameroun où ce sont ceux qui dirigent qui savent tout, sont les plus intelligents et détiennent la seule parole publique crédible. Cette déclaration du Renouveau Communicationnel qu’incarne ce ministre est passée comme une lettre à la poste. Les rouages aseptisés de l’espace médiatique camerounais n’y ont pas prêté une attention supérieure à celle qu’on accorde aux appendices communicationnels alors qu’elle est loin d’être anodine dans ses implications sociopolitiques et économiques à l’échelle nationale. Elle mérite un élargissement et un approfondissement analytique étant donné qu’elle est sortie de la bouche d’un homme de pouvoir au cœur du régime actuel de Yaoundé, et que les hommes qui nous dirigent doivent être conscients des implications de leurs déclarations. Afin de répondre socio- politiquement à ceux qui ont fait d’un évènement privé une affaire politique et nationale, nous choisissons de rompre avec cet espace public national aseptisé en esquissant des réponses aux questions suivantes :
Un déplacement pour un évènement malheureux, des obsèques en l’occurrence, n’est-il pas l’occasion pour le chef de l’Etat camerounais d’accorder plus d’importance à l’acte humain que sont les obsèques d’une citoyenne fût-elle intime, qu’à son confort personnel ? Etant donné, d’une part que « quand le chef de l’Etat se déplace c’est toute la république qui se déplace » et, d’autre part, que le Chef de l’Etat passe de longs séjours récurrents à Genève hors du Cameroun, toute la république ne se retrouve-t-elle pas à Genève plusieurs fois chaque année en devenant ainsi une république camerounaise offshore, c’est-à-dire extraterritoriale par rapport au triangle national ? Qu’est-ce qu’une république de 10.000 personnes dans un pays de plus de 20 millions d’habitants en 2014 ? Faut-il que le chef de l’Etat, bref que toute la république soit programmée dans une localité camerounaise pour que celle-ci connaisse une réhabilitation de son aéroport, de ses résidences et de ses infrastructures de base ? Le budget du Cameroun souffre-t-il uniquement lorsqu’il faut des travaux à Bafoussam ou Nanga Eboko étant donné que combattant déjà Boko Haram et enterrant nos valeureux soldats tombés au front, Paul Biya et donc toute la république étaient à l’Intercontinental de Genève ?
*Un déplacement pour un évènement malheureux, un deuil en l’occurrence, n’est-il pas l’occasion pour le chef de l’Etat camerounais d’accorder plus d’importance à l’acte humain que sont les obsèques d’une citoyenne qu’à son confort personnel ?
L’évènement malheureux qui vient de frapper la famille présidentielle camerounaise concerne tout humain, tous les Camerounais dans ce qu’il représente dans le cycle de la vie humaine. Il s’agit, stricto sensu, de la perte d’un élément de sa famille, chose hautement douloureuse que nous avons déjà presque tous vécue. En pareilles situations, notre confort ne compte pas. Nous voulons juste témoigner de notre affection à l’égard de celui qui nous précède dans l’au-delà tout en faisant par là notre deuil afin que la vie après la mort puisse continuer. Nanga Eboko ou Bangou sont dignes d’accueillir leurs morts car les zones du Cameroun sans le niveau de développement infrastructurel requis pour le confort de l’élite dirigeante gardent leurs droits humains et coutumiers d’enterrer les leurs car le recueillement et la douleur n’ont pas besoin de confort mais d’humanité, chose que les plus démunis d’entre nous peuvent parfois offrir plus sincèrement que des politiques qui font feu de tout bois.
Issa Tchiroma évoque la sécurité du chef de l’Etat. Que l’on approche la sécurité au sens de sécurité humaine, de sécurité de la fonction présidentielle ou de commodités utiles à quelqu’un habitué à un certain standing de vie, une tranche d’histoire tirée de la mort d’une figure du panafricanisme peut illustrer la part d’humanité qu’exige des obsèques et que les déclarations de Tchiroma ont retirée à celles de la mère de la première dame camerounaise. Lorsque Hassan II, le roi du Maroc décède le 23 juillet 1999 Bill Clinton, l’homme le plus puissant du monde est à bord d’Air force one pour une autre destination. Une fois au courant des obsèques qui auront lieu le même jour, il demande à son équipage de mettre le cap sur le Maroc alors que ses services de sécurité ne sont pas préparées pour une telle visite, qu’aucun service de sécurité locale n’est organisée à accueillir cet invité délicat dans un pays musulman et qu’aucune résidence n’est prête et sécurisée pour lui. Malgré les mises en garde de sa garde rapprochée sur le caractère périlleux d’une telle décision, Air force one se posa au Maroc où, pour dire au revoir à celui qu’il considérait comme son ami, le président américain n’hésita pas à entrer dans une foule de millions de Marocains qui conduisaient le roi à sa dernière demeure. Son service de sécurité est quasiment inopérant car il ne peut rien contre une foule de millions de personnes dans laquelle est entré Bill Clinton afin d’accompagner la dépouille d’Asan II à près de deux kilomètres de marche à pieds. Un membre de cette garde rapprochée qui vient de publier ses mémoires avoue qu’il n’a jamais eu autant peur que ce jour-là pour la vie de Bill Clinton car en écoutant juste son cœur, le président américain avait oublié sa sécurité et avait pratiquement fait de la voltige sans filet. Heureusement nul ne l’a reconnu dans la foule et personne n’a attenté à sa vie. C’est cela un comportement humain pendant des obsèques car Bill Clinton n’a exigé aucun confort préalable à cet instant-là. Il n’y a certainement pas pensé parce qu’il était submergé par l’émotion de la mort de son ami Hassan II. Malgré lui, il a montré au monde entier qu’il était un humain comme tout un chacun. La déclaration de Tchiroma rend le Chef de l’Etat et toute la république qui se déplacerait avec lui indignes et incapables de cette humanité qui écoute juste le cri du cœur.
Cette anecdote sur la mort d’un roi nous offre une transition indiquée, la société de cour. Lorsque Tchiroma déclare : « Quand le chef de l’Etat se déplace c’est toute la République qui se déplace […] », nous sommes en pleine négation de la république et de sa signification car il entérine la société de cour et sa logique au Cameroun. A l’instar du Roi Soleil qui séjournait au Château de Fontainebleau avec toute sa cour lors de ses campagnes de chasse parce qu’il y migrait avec administration, courtisans, courtisanes, serviteurs et tous les services nécessaires à ses confort, nous avons eu la preuve, comme s’il en était encore besoin, que la république camerounaise n’est une république que de nom. Elle n’est pas une construction politique éprise du respect des principes pro res publica, la chose publique, mais d’une personnification à outrance du pouvoir d’Etat incarnée par sa conception néo patrimoniale du même acabit que celle des rois d’antan. La confirmation de cette réalité vécue de près ou de loin par de nombreux Camerounais a été faite ces derniers jours par Issa Tchiroma, car la société de cour, ainsi que le montre Norbert Elias avec grand talent, se caractérise par le contraste entre une grande proximité géographique (la cour) et une grande distance statutaire (la société curiale, les Camerounais ordinaires). La gouvernance curiale exige en fait des autocontraintes aux acteurs. Ils doivent réprimer, taire ou ajourner leurs affects (sentiments, émotions, avis, gestes, paroles) dans une cour où la concomitance d’une proximité géographique et d’une hétérogénéité statutaire rend redoutables le courroux des plus hauts placés et, profitables, leur bienveillance et leur magnanimité si on est un habile manipulateur de ses semblables et de ses émotions. La curialisation des rapports sociaux, économiques et politiques qui prévaut au Cameroun fait que la cour du roi doit être présente à tout évènement heureux ou malheureux qui concerne le chef de l’Etat car l’absence ou la présence à ces évènements est un signal politique qui compte étant donné que c’est le roi qui fait et défait tout le statut des uns et des autres dans la cour.
D’où vient-il, outre la logique de la société de cour évoquée, que dans un moment où c’est notre humanité et notre sensibilité qui doivent triompher, le ministre camerounais de la communication et porte-parole du gouvernement évoque le confort du président et de toute la république qui se déplacerait avec lui pour expliquer le tenue des obsèques de la mère de la première dame à Nvomeka’a plutôt qu’à Bangou ou à Nanga Eboko ? A notre humble avis, une autre tendance observée au sein de la société camerounaise sous le Renouveau National peut l’expliquer. Elle est liée au fait qu’il existe au Cameroun une véritable économie politique de la mort. Pour faire simple disons qu’il existe des morts productives politiquement et économiquement lorsqu’elles concernent l’élite locale, nationale et/ou internationale et des morts improductives économiquement et politiquement lorsqu’elles concernent les gens de peu et de rien. La mort productive – car c’est d’elle que nous parlons – est donc de moins en moins un moment de recueillement, d’autocritique et de méditation sur la vie et son cycle, qu’un vecteur de démonstration sociétale de son rang social argumenté de résidences, de voitures, de costumes, de femmes et d’argent à la gloire de ceux qui restent. Au Cameroun, un quidam qui meurt dans l’élite locale, nationale ou internationale passe très souvent des mois et des mois dans une morgue le temps de faire la cotisation digne du banquet qu’exige l’évènement aux yeux et les estomacs des vivants, de commander des tenues impeccables, d’avoir le oui de l’évêque pour faire la messe de requiem, de construire une maison au village, de rendre praticable une route en latérite et d’acheter des meubles dignes du regard et du fessier des invités. On peut penser – la mort de la mère de la première dame étant une mort productive –, qu’Issa Tchiroma a, par reflexe élitiste et accoutumance au confort quotidien que cela implique, fait le lien entre le décès d’une élite locale et/ou nationale et le confort de l’élite conviée, confort qui n’est lui-même qu’une conséquence de la mort productive comme argument de démonstration de sa classe sociale. Ce que ne pouvait remplir Bangou ou Nanga Eboko, lieux candidats et traditionnellement légitimes pour ces obsèques d’après le droit coutumier en vigueur. Dans le cas contraire, c’est-à-dire d’une stratégie consciente politique du ministre de la communication, celle-ci déshumanise le couple présidentiel et toute la république en inféodant le moment de douleur et de recueillement que sont des obsèques au confort des élites alors que rien n’empêchait que ces obsèques soient strictement privées et sobres.
*Faut-il que le chef de l’Etat, bref que toute la république soit programmée dans une localité camerounaise (Bangou ou Nanga Eboko) pour que celle-ci connaisse une réhabilitation de son aéroport, de ses résidences et de ses infrastructures ?
Evoquant les carences en infrastructures (aéroports, hôtels, résidences..) de Bangou, Bafoussam et Nanga Eboko, Issa Tchiroma ne se rend pas compte qu’il fait d’un niveau de développement de certaines localités camerounaise un privilège donc ne doivent jouir que l’élite au pouvoir. Autrement dit, tant que cette élite n’est pas programmée à Bangou, Nanga Eboko ou Bafoussam, les carences infrastructurelles mises en avant par le ministre de la communication sont tues. Elles sont non évoquées et presque inexistantes et donc normales tant que ce sont les Camerounais outsiders à l’élite dirigeante qui supportent au quotidien les carences et incommodités de leur non existence. Le caractère inopérant de l’aéroport de Bafoussam, bien public dont la jouissance devrait être un droit citoyen et au service de l’émergence économique dont nous parle n’est évoqué que lorsque ceux qui méritent des aéroports opérationnels sont concernés. Nous retrouvons ici une contradiction de l’idée républicaine car Tchiroma entérine un pays de privilèges exclusivement élitistes même au sujet des biens publics. Autrement dit la république c’est le chef de l’Etat, le chef de l’Etat c’est le confort. Pas un confort épisodique mais un confort en continue que ne peut rompre même des obsèques. De là un tout autre éclairage car le pouvoir devient synonyme de confort et de jouissance éternels : les modifications constitutionnelles inflationnistes ne servent dès lors à rien d’autre qu’à rendre réelle cet imaginaire du pouvoir politique au Cameroun et en Afrique à telle enseigne que même devant la mort, le confort doit continuer pour l’élite au pouvoir, la mort ne doit pas arrêter la jouissance du confort qu’offre le pouvoir. Et là où il y a cette élite dominante on trouve effectivement du confort compatible à la république du confort, c’est le cas de Mvomeka’a.
*Le budget du Cameroun souffre-t-il uniquement lorsqu’il faut réhabiliter une localité camerounaise étant donné que combattant déjà Boko Haram et enterrant nos valeureux soldats tombés au front, Paul Biya et donc toute la république était à l’intercontinental de Genève ?
Dans la même déclaration ici passée au crible, Issa Tchiroma évoque les dépenses budgétaires induites par la lutte contre le groupe terroriste Boko- Haram. Les simples d’esprits peuvent croire à une moralisation des comportements et à une rigueur dans la gestion budgétaire par le Renouveau National. Un petit flash-back prouve pourtant le contraire. En fait, à l’instar de ses autres collègues ministres et président de l’assemblée nationale, Tchiroma fait de la menace Boko Haram, un opérateur de mobilisation du peuple camerounais contre l’ennemi extérieur afin de détourner son regard des pratiques antirépublicaine du Renouveau National. La preuve en est que combattant déjà Boko Haram et enterrant nos valeureux soldats tombés au front, le chef de l’Etat et donc, d’après Tchiroma toute la république, étaient à l’Intercontinental de Genève. Il est donc bizarre qu’on utilise les dépenses induites par la guerre contre Boko Haram pour justifier le fait que le pays ne puisse se permettre de dépenses supplémentaires à Bangou, Nanga Eboko ou Bafoussam alors que ces restrictions budgétaires n’existent nullement lorsque la république vit pendant des semaines à Genève où le niveau de vit est très coûteux et exige des dépenses annuelles cumulées probablement supérieures à celles nécessaires à l’organisation des obsèques à Bangou ou à Nanga Eboko.
Cette contradiction est superficielle car elle met en évidence ce qu’est la norme du pouvoir en place une fois que l’on remarque qu’à l’instar du choix et du déplacement de la république pour Mvomeka’a, le choix de Genève et le déplacement récurent de la république à l’Intercontinental est aussi est aussi une affaire de confort dans sa dimension sanitaire, communicationnelle, alimentaire, sportive et sécuritaire. C’est pourquoi toute la république y va mais pas à Bangou ou à Nanga Eboko où la république serait inconfortable et donc inexistante sans confort qui constitue son essence et sa raison d’être. Il est donc évident qu’autant Bangou et Nanga Eboko se font évincer par Mvomeka’a par absence de confort, autant le Cameroun tout entier subit la même logique comparativement à Genève. Par conséquent, plusieurs fois dans l’année, la république camerounaise se délocalise et devient une république offshore, c'est-à-dire extraterritoriale par rapport au territoire camerounais. La république étant hors du Cameroun, c’est-à-dire à Genève lors de l’enterrement de nos valeureux soldats tombés face à Boko Haram, leur enterrement n’était pas républicain d’où l’absence du chef de l’Etat en déplacement avec toute la république.
*Qu’est-ce qu’une république de 10.000 personnes dans un pays de plus de 20 millions d’habitants en 2014 ?
Dans la mesure où les Camerounais sont aujourd’hui plus de 20 millions, on peut rester bouche bée lorsque Tchiroma dit que lorsque le chef de l’Etat se déplace, c’est toute la république qui se déplace. Mais on referme tout de suite sa bouche lorsqu’on se rend compte que le ministre de la communication évoque le chiffre de 10.000 personnes. On comprend alors que la république camerounaise c’est 10.000 personnes sur plus de 20.000.0000 de citoyens. C’est donc d’une république portative réduite à l’élite au pouvoir et à ses réseaux dominants dont on parle. Ces 10.000 personnes sont une approche que nous donne Tchiroma du confort républicain. Cela est plausible si nous partons de la conjecture qu’au Cameroun le couple présidentiel est leurs réseaux sont la quintessence du pouvoir d’Etat au Cameroun. Or tout cela fait, d’après Tchiroma, 10.000 personnes à Mvomeka’a. Si nous supposons qu’il y a aujourd’hui 20.000.000 de Camerounais alors le confort républicain représente celui de 10.000 personnes alors le confort républicain par tête des Camerounais serait de 10.000/20.000.000 = 0,0005. Cela implique que 0,05 % de la population camerounaise fait la république et a imposé des obsèques nationales à 99,95 % des citoyens camerounais qui, quoique compatissants, ne mérite pas que le service public transforme un événement malheureux et privé en un évènement public de dimension nationale. Et lorsqu’on se remémore que le président actuel s’est fait élire sur le slogan « Paul Biya, le choix du peuple », on peut se demander si ce peuple sait non seulement qu’il représente 0,05% de la population camerounaise, mais aussi qu’il ne fait pas partie de la république car celle-ci était était en Mvomeka’a avec le président alors qu’elle ne représente que 0,05% de la population camerounaise. Ainsi, dire comme le fait Tchiroma que Paul Biya est le choix du peuple revient, comme le dit un dicton anglo-saxon, à affirmer que des dindes envoient des invitations pour le repas de noël.
Thierry AMOUGOU,
Université Catholique de Louvain (UCL), Fondateur et Animateur du CRESPOL, Cercle de Réflexions Economiques, Sociales et Politiques. cercle_crespol@yahoo.be
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