Quand nous écrirons l’histoire du renouveau – et sans doute, ce sera à nous et pas au tyran de raconter le dramatique de cette ignominie –, nous dirons qu’il s’était agi d’un cercle vicieux toujours répété, comme pour mille fois marquer ces trente années peu glorieuses. ‘Il court dans le sac’, tel est la phrase qui caractérise ces dernières années qui voient le vieillard composer un Sénat sans légitimité et destiné à être aboli, déposer ici et là les cailloux de projets qui ne seront jamais réalisés, aller et venir entre Genève et Yaoundé scolariser ses gosses et planquer sa fortune, vouloir dribbler la sanction de l’histoire qu’il sait l’attendre de toute évidence, lui qui aujourd’hui encore laisse le cadavre d’Ahidjo pourrir dans le désert.
Pour les Parlementaires que le renouveau aura plutôt jetés dans l’inconnu de vies incertaines, et dont la maturité se sera construite sur les chemins cahoteux de pays lointains parce qu’avec les années de braise ils avaient tutoyé le tyran dans la rue, Jacques Tiwa est devenu le symbole le plus extraordinaire, parce que sa mort aura montré à chacun un autre de ces cercles vicieux dont seul Paul Biya a l’art. Mais il faudra commencer par l’expulsion de Jacques de l’université de Yaoundé en 1993, sa radiation avec une cinquantaine de ses camarades, lui qui était alors étudiant en 1ère année Sciences économiques, et adjoint au chargé de l’information du Parlement estudiantin. C’était donc il y a vingt ans.
Depuis j’ai rencontré d’autres rejetons comme lui de ma génération sur toutes les routes du monde, de Hambourg à Hong Kong, de Paris à Ouagadougou, et de Washington DC à New York City, ces villes diverses où sont devenus adultes ces jeunes qui comme moi ont grandi pourtant dans un pays qu’on ne quittait alors que sous présentation d’un visa de sortie. Il y en a que j’ai retrouvés détruits par la vie, mais il y en a aussi dont l’ailleurs a révélé les talents. Ainsi en était-il de Jacques, qui avait arraché à son exil une formation d’expert comptable, avant de retourner s’installer au pays en 2004. Il sera un des rares qui auront choisi de conclure leurs pérégrinations par un retour dans notre bercail pourtant encore captif. Pourquoi rentra-t-il malgré l’avis contraire de ses amis Parlementaires exilés ? Il est un appel insondable, et celui de notre pays est de ceux-là. Plusieurs fois il est dit que les Parlementaires ne savent pas faire foule à l’appel du pays turbulent, que jamais ils n’arrivent à s’unir autour de ces taches nouvelles mais toujours identiques de libération, que le présent jette à nos pieds. Or plus que jamais en eux, se révèle cette vérité démontrée plusieurs fois par l’histoire : tout régime accouche ses propres fossoyeurs. Dans les Parlementaires, le renouveau a ses fossoyeurs.
Et pourtant entendons l’épouse de Jacques dire les dernières heures de son mari, couché dans ce pousse-pousse, qui pour nous a le mythique des barricades de Paris que chanta Hugo : ‘Il a été assassiné le 28 février 2008, c'est-à-dire le lendemain de l’adresse radio télévisée de Paul Biya à la nation… Il a été tué au niveau du Palais de justice de Ndokoti par un homme armé, descendu selon les témoins qui ont assisté à la scène, d'un cargo militaire transportant des agents des forces de défense et de sécurité munis d'armes de guerre. Aussitôt après avoir commis leur sale besogne, les assassins de mon mari ont démarré et sont partis. Après leur départ, des passants ont recueilli Jacques, hurlant de douleurs et ses intestins dehors, sur un «pousse-pousse » et se sont jetés à la recherche d'un hypothétique centre de santé. Après plus d'une heure de marche, ces secouristes de fortune vont finalement tomber sur une ambulance qui a transporté l'infortuné à l'Hôpital Laquintinie de Douala. Lorsque Jacques arrive aux urgences de Laquintinie, il est déjà dans le coma, totalement inconscient, et les urgentistes ne peuvent plus rien faire. Ils se contentent de constater le décès de mon époux. ’ Mort, fermant ainsi le cercle vicieux d’une vie marquée au tampon de la tyrannie. Mort avant Biya ! Quel ndutu, ah, quelle infamie ! Et pourtant nous Parlementaires sommes plusieurs centaines, nous sommes plusieurs milliers, que dis-je milliers ? nous sommes plusieurs millions, et parce que nous avons quitté le pays, ou parce que nous naissons chaque jour dans tout jeune qui refuse d’accepter l’ignominie, Paul Biya ne pourra jamais nous tuer tous.
Le tyran n’en a simplement pas le pouvoir. Exécutait-il encore l’un d’entre nous comme Jacques Tiwa, que la pelle avec laquelle nous creusons son tombeau, serait simplement passée au suivant pour achever la tâche exaltante que l’histoire du Cameroun nous a confiée – en finir à jamais avec le renouveau ! Méthodiquement.
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