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APE. Un intellectuel français explique pourquoi les africains doivent s'y opposer par Jean Gadrey

Une belle mobilisation monte contre le projet de Traité Transatlantique ou TAFTA auquel j’ai consacré plusieurs billets. L’espoir existe désormais de gagner, c’est-à-dire de faire capoter les négociations ou d’obtenir des refus de signature nationaux ou du Parlement européen.

Mais – je bats ma coulpe moi aussi – nous avons oublié en route le sort de l’Afrique, et plus généralement de la zone ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) soumise au même lobbying des multinationales, des Etats européens au service de leurs « champions nationaux » et de la Commission. Ils pourraient même obtenir dès les prochains jours la signature d’un APE avec l’Afrique de l’Ouest. Ce serait un TAFTA en pire, vu les rapports de domination économiques et politiques issus de l’histoire.

Ces « accords de partenariat économique » n’ont rien de partenariaux, rien d’équilibré. Il faudrait les rebaptiser « accords de profitabilité étendue » pour les lobbies d’affaires qui oeuvrent à la fois en coulisse et à visage découvert. Ils signeraient la fin des stratégies, que certains pays ont commencé à adopter, parfois en relation avec des ONG, de « préférences » (impliquant des protections douanières efficaces) pour l’agriculture vivrière locale, pour des activités nationales de transformation sur place et non d’exportation brute, pour les énergies renouvelables de proximité issues de productions régionales, la petite industrie, la construction et le bâtiment. Ils pousseraient inexorablement à privilégier une économie tournée vers l’exportation des produits agricoles « tropicaux » et des richesses naturelles, dont celles du sous-sol, et d’importation de produits agricoles et industriels européens, selon une logique d’change inégal et dominé qui serait destructrice. On comprend pourquoi les multinationales sont à l’affut.

Je résume dans ce qui suit un document parfois très technique de l’économiste Jacques Berthelot, grand spécialiste de ces questions, qui entre dans le détail des arguments que la CEDEAO (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, en tout plus de 300 millions d’habitants) devrait mettre en avant pour refuser la signature rapide de cet accord, qui pourrait intervenir, dans le pire des scénarios, dès la réunion des chefs d’Etat les 11 et 12 juillet. Car les négociateurs de ces Etats ont déjà donné leur feu vert le 30 juin à Ouagadougou.

Voici ce résumé, où je ne retiens pas tous les arguments de Jacques Berthelot mais seulement ceux qui me semblent les plus importants et les moins techniques pour un lecteur découvrant le sujet. On peut télécharger le PDF du texte complet (5 pages très serrées) via ce lien

L’Accord de Cotonou, révisé en 2010, répète à l’infini que son objectif central est de permettre aux pays ACP d’éradiquer la pauvreté et la faim et de favoriser leur intégration régionale. En réalité l’imposition à l’Afrique de l’Ouest (AO) – qui regroupe les 15 Etats de la CEDEAO et la Mauritanie – de ratifier l’APE régional avant le 1er octobre 2014 aurait les effets inverses. Voici plusieurs raisons pour lesquelles cet accord ne doit pas être signé.

1) L’AO ne doit pas réduire ses droits de douane à un niveau inférieur à celui de l’UE. Alors que l’APE exige de réduire les droits de douane de la CEDEAO sur 75% des exportations de l’UE, l’APE n’oblige pas l’UE à éliminer ses subventions internes bénéficiant aux produits exportés (point suivant). En fait, l’AO ne devrait pas accepter de réduire ses droits de douane sur les importations venant de l’UE à des niveaux inférieurs aux droits NPF (de la Nation la Plus Favorisée) de l’UE, en particulier sur les produits alimentaires de base (voir le texte complet pour des précisions).

2) Les subventions directes ou indirectes de l’UE à ses exportations agricoles en AO restent énormes. Elles ont représenté, en 2013, 2,5 fois une tranche annuelle du 11è FED (fonds européen de développement) alloué à l’AO. Or la Commission européenne a refusé de traiter la question des subventions agricoles dans le texte de l’APE, arguant que cette question relève de la compétence exclusive de l’OMC. La CEDEAO ne pourra donc pas poursuivre l’UE pour dumping au niveau des instances de concertation UE-AO de l’APE, et la CEDEAO ne pourra pas davantage la poursuivre à l’OMC puisque la CEDEAO n’est pas membre de l’OMC (voir le point 4). Seuls certains de ses Etats membres pourraient le faire mais ce sera bien plus difficile politiquement.
L’importance de ce dumping de l’UE – très sous-évalué puisqu’il ne prend en compte qu’une part de ses exportations agricoles – est une raison suffisante pour ne pas signer l’APE.

En fait toutes les exportations agricoles de l’UE sont subventionnées par les aides directes des DPU (droits au paiement unique, renommées DPB, droits au paiement de base, en 2015) qui, étant découplées (non liées à un produit particulier), bénéficient à tous les produits, qu’ils soient consommés sur le marché intérieur ou exportés. Qui plus est, les DPB mis en œuvre à partir de janvier 2015 bénéficieront à tous les produits agricoles de l’UE sans exception.

3) Le pourcentage d’ouverture du marché de l’Afrique de l’Ouest aux exportations de l’UE devrait au moins déduire la part de ses PMA (pays moins avancés, ayant une définition internationale). En effet, pour ces pays, des clauses de protection antérieures de l’UE existent qui ne les obligent pas à ouvrir leurs marchés aux exportations de l’UE. Si l’on appliquait ces clauses, l’AO ne devrait ouvrir son marché qu’à 43,5% de ses importations venant de l’UE.

4) En fait, il serait logique et parfaitement négociable de faire reconnaitre l’Afrique de l’Ouest à l’OMC comme un « grand PMA » puisque 12 sur 16 de ses Etats membres sont des PMA et que la moyenne pondérée des critères des pays de la CEDEAO et de l’AO respecte les critères des Nations Unies pour être classé comme PMA.

5) Si l’AO signait cet APE, alors on peut être certain que les Etats-Unis, le FMI et la Banque mondiale estimeraient qu’il y a détournement de trafic au bénéfice de l’UE. Selon le Washington Trade Daily du 3 juin 2014, les Etats-Unis pourraient exiger de « fournir aux sociétés des Etats-Unis les mêmes conditions que celles négociées avec l’Union Européenne ».

ANNEXE : DECLARATION SUR LES APE de la Plateforme des Organisations de la société civile de l’Afrique de l’Ouest sur l’Accord de Cotonou (POSCAO), 7 avril 2014 (extraits)

A l’issue de la Quarante-quatrième Session Ordinaire de la Conférence des Chefs d’Etat de la CEDEAO tenue à Yamoussoukro les 28 et 29 mars 2014, les leaders de l’Afrique de l’Ouest ont reconnu « qu’il reste quelques questions techniques à résoudre » dans la négociation de l’APE…

La plateforme des organisations de la société civile de l’Afrique de l’Ouest sur l’Accord de Cotonou (POSCAO), en partenariat avec de nombreuses organisations du secteur privé, des mouvements de jeunes, de femmes, etc., se félicite de cette décision qui marque l’attachement des Chefs d’Etat de la CEDEAO à l’intégration économique régionale et à la protection des économies encore vulnérables de l’Afrique de l’Ouest… Les exigences illégitimes et dangereuses de l’Union européenne doivent être rejetées. Certaines questions techniques doivent faire l’objet d’une renégociation sérieuse car les concessions de l’Afrique de l’Ouest sont inappropriées et pourraient avoir des conséquences dramatiques sur l’économie régionale dans le futur.
Parmi ces questions, les plus préoccupantes sont : l’offre d’accès au marché, la Clause de la Nation la Plus Favorisée (NPF), les taxes de l’exportation, les clauses de rendez-vous et le PAPED [partenariat économique pour le développement].

Sur ce dernier point, la société civile attire l’attention des Chefs d’Etat sur les contre-vérités avancées à propos du PAPED par l’UE et amplifiées par certains acteurs de la région. L’Union européenne laisse courir le bruit selon lequel elle fournira 6.5 milliards d’Euros par tranches de 5 ans… Que valent 6.5 milliards pour 16 pays représentant ensemble plus 300 millions d’habitants ? La société civile régionale refuse de lâcher la proie – le développement du marché régional -, pour l’ombre – une hypothétique aide européenne.

Jean Gadrey
Alternatives économiques
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Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d'économie à l'Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice)Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S'y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale. Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.
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