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LUTTE CONTRE BOKO HARAM, LE RÔLE DE DEBY JUGÉ TROP AMBIGU

Le président tchadien Idriss Deby Itno est-il le sauveur de la région ? Rien n’est moins sûr pour les responsables des pays voisins, qui le suspectent d’être au contraire l’un des soutiens, au moins indirect, de Boko Haram. Enjeu: le contrôle de plusieurs régions et l’exploitation de nouveaux gisements pétroliers proches du lac Tchad.
Depuis quelques semaines, le Tchad est en première ligne de la lutte contre Boko Haram. Le 3 février, une offensive terrestre a été lancée, avec la prise de Gamboru, une ville de l’État du Borno, à la frontière avec le Cameroun (une contre-attaque de Boko Haram a eu lieu par la suite). Le 17 janvier, déjà, l’armée tchadienne était entrée au Cameroun pour combattre le groupe islamiste nigérian. Quelques jours plus tard, il avait obtenu que l’état-major de la force régionale (la Multinational Joint Task Force, MNJTF) mise en place pour contrer Boko Haram, soit transféré du Nigeria à Ndjamena, sa capitale. Samedi dernier, le Tchad, le Niger, le Nigeria, le Cameroun et le Bénin se sont mis d’accord pour mobiliser 8 700 hommes – soit 1 200 de plus qu’initialement annoncé.
Le président tchadien Idriss Deby Itno est-il pour autant le sauveur de la région ? Rien n’est moins sûr pour ses voisins, qui le suspectent d’être au contraire l’un des soutiens, au moins indirect, de Boko Haram.

Rien d’officiel ne filtre, mais quelques déclarations publiques ont montré qu’il y avait un problème entre le Nigeria et le Tchad. Le 20 janvier, l’ambassadeur du Nigeria au Niger a ainsi dit : « Je note avec consternation le retrait (de la MNJTF) des contingents militaires du Tchad et du Niger sans consultation préalable. » Il a ajouté : « Ce retrait a été suivi par une énorme attaque de Boko Haram contre la base opérationnelle de la force régionale », installée à Baga, au nord-est du Nigeria. Le candidat de l’opposition à la présidentielle prévue au Nigeria ce mois-ci, le général Muhammadu Buhari, a été encore plus direct lors d’un meeting électoral, suggérant que les Tchadiens étaient les véritables auteurs de la prise de Baga : « Nous combattrons les troupes tchadiennes qui ont envahi notre territoire. Nous allons les chasser », a-t-il lancé.
C’est en octobre dernier que le rôle de Deby a commencé à susciter de sérieux doutes. Ndjamena affirmait alors avoir été sollicité par le Nigeria et Boko Haram pour organiser des négociations en vue d’un cessez-le-feu et la libération des 276 lycéennes enlevées à Chibok. Le président du Nigeria, Goodluck Jonathan, s’est rendu en personne à deux reprises dans la capitale tchadienne. Le cessez-le-feu et la libération annoncés n’ont cependant connu aucune concrétisation. Boko Haram a au contraire intensifié ses opérations armées, et Abubakar Shekau, son chef autoproclamé depuis 2009, a déclaré n’avoir jamais négocié d’accord. Qui étaient alors ceux que Deby a présentés à la partie nigériane comme des membres de Boko Haram ?
À Abuja, des officiels estiment que le président tchadien a piégé les autorités nigérianes. « Avant les négociations, l’armée nigériane était en train de prendre le dessus sur le groupe armé. Des responsables nigérians pensent que ce faux cessez-le-feu était destiné à casser la dynamique victorieuse de l’armée. Dès l’annonce du cessez-le-feu, l’armée a d’ailleurs baissé les bras », explique une source proche des autorités nigérianes. L’affaire est allée tellement loin que le Tchad, par la voix de son ambassadeur au Nigeria, a été obligé, en décembre, d’apporter un démenti public aux accusations de soutien à Boko Haram.
Plusieurs éléments tendent à donner du crédit à ce qui se dit à Abuja. Il y a d’abord la transformation évidente de Boko Haram : sa version actuelle n’a plus grand-chose à voir avec celle fondée en 2002 par Mohamed Yusuf, tué par les forces de sécurité nigérianes en 2009. Le groupe « Boko Haram a évolué et il est difficile de dire ce qu’il est en train de devenir, mais ce qui est certain, c’est qu’il est différent de ce que son fondateur voulait qu’il soit », relève le chercheur nigérian Ini Dele-Adedeji. Aujourd’hui, la religion, même s’il s’en sert pour recruter, ne semble plus être son moteur principal.
Au Cameroun, les autorités parlent en off d’un « Boko Haram camerounais », différent de celui opérant au Nigeria, et qui suit une logique de déstabilisation, avec de nombreuses complicités locales. L’archevêque camerounais Samuel Kléda a ainsi déclaré fin 2014 : « Ceux qui entrent au nord du Cameroun tuent aussi bien les musulmans que les chrétiens, ce qui veut dire que ce sont des gens qui cherchent à prendre le pouvoir, c’est d’abord une affaire politique. »
Autre donnée à prendre en compte : la nouvelle stature de Deby, arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1990. Grâce à l’argent du pétrole tchadien exploité depuis 2003 et au soutien de la France, il est en train de devenir l’homme fort d’Afrique centrale. Il joue déjà un rôle important en République centrafricaine (RCA), où il a aidé François Bozizé à prendre par la force la présidence en 2003. Dix ans plus tard, il a soutenu les rebelles de la Seleka qui ont renversé Bozizé. À l’époque, il avait déjà été accusé de jouer un double jeu : la Seleka, dont beaucoup de combattants étaient tchadiens, a pu s’emparer de Bangui grâce à la passivité des troupes tchadiennes membres de la Mipax, la force régionale censée garantir la paix dans le pays.
Deby semble « avoir décidé de jouer aux pompiers pyromanes chez ses voisins. Tantôt pour se débarrasser d’un pouvoir hostile, tantôt pour faire main basse sur ses richesses », pense-t-on au Mouvement du 3 février (M3F), un groupe d’opposition tchadien. En RCA, l’un de ses objectifs était vraisemblablement de mettre la main sur les matières premières du nord de la RCA, dont le gisement pétrolier de Boromata. Le chercheur Roland Marchal a ainsi évoqué une possible « volonté de sécuriser l’accès aux champs pétroliers transfrontaliers et d’écarter les compagnies chinoises qui auraient pu opérer dans le nord de la Centrafrique si la situation avait été stable ». Aujourd’hui, la Seleka tient toujours le nord de la RCA.
Le scénario pourrait être le même au Nigeria : des observateurs sont persuadés que le soutien présumé du Tchad à Boko Haram est lié aux importantes réserves pétrolières du nord-est nigérian. En 2012, la Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) a en effet déclaré avoir découvert du pétrole dans le bassin du lac Tchad, que se partagent le Niger, le Tchad et le Nigeria. L’exploitation devait commencer début 2014. Mais à cause de Boko Haram, il ne s’est rien passé.
Pour l’ancien président du Sénat nigérian, Iyorchia Ayu, ce n’est pas un hasard : « On pense que le Tchad est en train, avec des forages 3D, d’exploiter le pétrole qui est sur son territoire, mais aussi celui du Nigeria. (…) L’insurrection de Boko Haram retarde l’exploration et l’exploitation du côté nigérian du lac Tchad, au profit du Tchad et de quelques autres parties prenantes. » Selon des témoignages, des hommes d’affaires et des politiciens en vue, du Nigeria comme du Tchad, en association avec des entreprises françaises, ont investi massivement dans l’industrie du pétrole tchadien, et, par conséquent, bénéficient de la déstabilisation de la partie nord-est du Nigeria par Boko Haram. « Il est largement admis que ce sont eux qui sont les principaux financiers et fournisseurs de bras à Boko Haram », a déclaré Iyorchia Ayu en novembre.
Une section tchadienne au sein de Boko Haram
Des Tchadiens combattent en effet aujourd’hui au Nigeria au sein de Boko Haram, qui contrôle désormais une grande partie des rives du lac Tchad. En décembre, des habitants de Borno ont déclaré, après une vaste attaque, que leurs agresseurs étaient tchadiens. « Des gens avec qui j’ai parlé à Kano, qui ont survécu à des attaques, disent que certains des assaillants avaient des traits tchadiens », explique Ini Dele-Adedeji.
Un autre chercheur nigérian, Mohammed Kiary, a parlé d’une section tchadienne de combattants au sein de Boko Haram (lire ici). En mars 2014, la Multinational Joint Task Force (Tchad, Niger, Nigeria) a interpellé plusieurs personnes, présumées membres de Boko Haram, dont un suspect de nationalité burkinabé-tchadienne, lourdement armé. Des médias nigérians ont présenté ces arrestations comme la preuve que Boko Haram était aidé par des puissances et ressortissants étrangers.
Il y a eu aussi des transferts d’armements depuis le Tchad vers Boko Haram : ces derniers mois, les forces de sécurité camerounaises ont saisi plusieurs fois des armes venant du Tchad et destinées, selon elles, à Boko Haram. Le M3F a noté de son côté que dans une vidéo diffusée début mai « le chef de Boko Haram apparaissait debout devant deux véhicules blindés RAM-2000, de fabrication israélienne. Or, il s’avère que la seule armée de la sous-région disposant de tels véhicules est l’armée nationale tchadienne ».
Une chose est sûre : Deby a depuis longtemps des liens avec Boko Haram par l’intermédiaire d’au moins deux de ses proches. Le premier est Nourredine Adam : numéro deux de la Seleka, connu comme « l’homme de main » de Deby en RCA, il a organisé, selon plusieurs sources, des transferts de matériel militaire de Boko Haram vers la Seleka, lorsque cette dernière avait le pouvoir en RCA. Depuis que ses hommes ont quitté Bangui, en janvier 2014, il a fait plusieurs séjours dans le nord-est du Nigeria. Sous sanctions des Nations unies pour les graves crimes commis par ses troupes, il est soupçonné par des officiels nigérians d’avoir fait évacuer certaines des lycéennes de Chibok vers la Centrafrique, via le Tchad. Le M3F évoque ses fréquentes allées et venues entre Borno, Ndjamena et le village de Deby, Amdjarass.
Le second personnage lié à Deby et Boko Haram a de gros intérêts dans le secteur pétrolier au Tchad. Il s’agit d’Ali Modu Sheriff, richissime homme d’affaires nigérian. Au début des années 2000, Sheriff a « favorisé la montée de Boko Haram, et ce à des fins électoralistes », explique le M3F. Il est ainsi devenu gouverneur de l’État de Borno, en 2003, grâce au soutien de la secte.
Ses relations avec Boko Haram ont cependant changé au cours des années suivantes, Sheriff n’ayant pas respecté toutes les promesses qu’il avait faites aux islamistes. Menacé par ces derniers, il a dû se réfugier à Ndjamena en 2009, selon le M3F : « Deby a alors joué les intermédiaires pour le réconcilier avec Boko Haram contre plusieurs dizaines de millions de dollars. » Le nom de Sheriff est réapparu en septembre 2014 : il a été accusé d’être l’un des bailleurs de fonds de Boko Haram par un négociateur australien indépendant, Stephen Davis. Si le profil de ce dernier est par la suite apparu trouble, le doute est resté à propos de Sheriff, même si celui-ci a démenti tout lien avec la secte.
C’est pour éviter que la situation ne dégénère à son détriment que Deby aurait décidé d’envoyer son armée au Cameroun et au Nigeria. Boko Haram a en effet beaucoup recruté autour du lac Tchad, en territoire tchadien, créant, entre autres, une situation explosive entre les familles de ceux qui sont partis et celles de ceux qui sont restés. « Il semble aujourd’hui que l’élève ait dépassé le maître et que Deby soit plus inquiet qu’autre chose de la présence de Boko Haram à ses frontières (Ndjamena étant à moins de 30 kilomètres de la frontière camerounaise) », pense le M3F.
« Il y a des éléments tchadiens incontrôlables au sein de Boko Haram, rendant la menace précise pour Deby », confirme une source proche des autorités nigérianes. Au Cameroun également, des officiels estiment que « Deby tente d’éteindre un feu qu’il a alimenté ou allumé et dont il a perdu la maîtrise ».
Dans cet imbroglio, la France est elle aussi regardée avec méfiance au Cameroun comme au Nigeria, depuis que Deby est devenu son premier allié. C’est en effet à lui que Paris a demandé de faire la guerre au Mali en 2013 et la principale mission de l’armée française en Afrique, l’opération Barkhane, est installée à Ndjamena, à un jet de pierre de la zone où opère le Boko Haram camerounais. Récemment, un incident impliquant l’armée française a d’ailleurs intrigué les Nigérians : début décembre, un Antonov transportant du matériel militaire français, dont deux hélicoptères, a atterri, sans que ce soit prévu, à l’aéroport nigérian de Kano, où il a été bloqué pendant tout un week-end par les autorités nigérianes.
L’avion allait au Tchad et son matériel était destiné à Barkhane, mais il n’a pas pu atterrir à Ndjamena à cause d’un « trafic aérien trop dense », ont expliqué les autorités françaises. L’aéroport de Ndjamena n’est pourtant pas connu pour être très fréquenté. Et si cela était le cas, celui de Garoua, au Cameroun, est deux fois plus proche de Ndjamena que celui de Kano. Finalement, le Nigeria a laissé l’avion repartir. Coïncidence curieuse : Sheriff est lui aussi venu à l’aéroport de Kano ce week-end-là. L’intéressé a vigoureusement nié tout lien entre sa présence et celle de l’avion affrété par les Français. Sans beaucoup convaincre.
Au Cameroun, l’une des principales questions qui se posent aujourd’hui porte sur la durée du séjour des Tchadiens dans le nord du pays. Beaucoup se demandent s’ils repartiront un jour et s’inquiètent.

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