La scène se passe dans la bible. Il y avait un homme malade. C'était Lazare de Béthanie, le village de Marie et de sa sœur Marthe. Marie était celle qui versa du parfum sur les pieds du Seigneur et qui les essuya avec ses cheveux; c'était son frère Lazare qui était malade. Les sœurs envoyèrent dire à Jésus: «Seigneur, celui que tu aimes est malade». A cette nouvelle, Jésus dit: «Cette maladie n'aboutira pas à la mort, mais elle servira à la gloire de Dieu, afin qu'à travers elle la gloire du Fils de Dieu soit révélée». Jésus appela ses disciples et leur dit : «Retournons en Judée». Les disciples s’y opposèrent, mais Jésus resta ferme. Pendant ce temps, Marie pleurait continuellement. Elle était inconsolable. Jésus la retrouva en Judée. Sur les lieux où Lazare avait été enterré, peu sont ceux qui croyaient au miracle. Certains juifs qui avaient accompagné Marie soulignaient: «Lui qui a ouvert les yeux de l'aveugle, ne pouvait-il pas aussi faire en sorte que cet homme ne meure pas?».
Devant le tombeau, Jésus dit: « Enlevez la pierre.» Marthe, lui répondit: «Seigneur, il sent déjà, car il y a quatre jours qu'il est là ». Jésus dit à Marthe: «Ne t'ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu?». Ils enlevèrent donc la pierre. Jésus leva alors les yeux et dit: «Père, je te remercie de ce que tu m'as écouté. Pour ma part, je savais que tu m'écoutes toujours, mais j'ai parlé à cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils croient que c'est toi qui m'as envoyé.». Après avoir dit cela, il cria d'une voix forte: «Lazare, sors!». Et le mort sortit, les pieds et les mains attachés par des bandelettes et le visage enveloppé d'un linge. Jésus leur dit: «Détachez-le et laissez-le s'en aller». Beaucoup de Juifs qui étaient venus auprès de Marie et qui virent ce que Jésus avait fait crurent en lui. Lazare ce corps qu’on avait pris pour mort était ressuscité. Il vivait. Son corps bougeait de nouveau. Il pouvait marcher, saluer, sourire, entreprendre, rêver. Du moins décider de la marche de sa vie.
Lazare est à l’image de la société camerounaise. Un grand corps mort. Un corps qui a perdu toute capacité de respirer, de s’affirmer, de défendre ses droits, de rêver, d’entreprendre, de conquérir. C’est la société immobile. L’immobilisme fait perdre toute espérance. L’immobilisme rend apathique, insensible. L’immobilisme génère la démobilisation, la paresse, la léthargie. L’immobilisme crée l’absence d’innovation. Dans ce contexte tout potentiel de création est mort. Tout ce qui reste à une société immobile c’est la résignation, le désespoir, l’attentisme. Les Camerounais rêvent en permanence qu’une main envoyée par « Dieu » ou « Allah » viendra les sauver. Ils s’enferment dès lors dans la logique d’un messianisme politique suicidaire.
La société bloquée
Dans un environnement sociopolitique comme celui-là, tout devient banal. Compte tenu du fait que l’espérance n’existe plus, l’innovation a foutu le camp, le rêve est anéanti, chaque instant vécu est considéré comme un exploit et doit être sanctifié. Ce qui explique en partie le déferlement des couches sociales inférieures vers l’alcool. Cette citation qui a pignon sur rue dans les artères des grandes villes du Cameroun illustre très bien cet état d’esprit : « On vit tous les jours comme si c’était le dernier ». Car pour ces jeunes qui constituent démographiquement la part la plus importante de la société camerounaise, rien ne leur garantit d’être en vie le lendemain. Ils peuvent se faire égorger dans la nuit à la suite d’une agression, ils peuvent avoir un malaise et succomber quelques heures après dans un hôpital faute de médecins. Ils peuvent traverser la route et se faire renverser par un conducteur ivre. Ainsi, même s’il est possible de penser avec Achille Mbembe qu’il existe dans nos sociétés postcoloniales « ce petit secret de la colonie » qui a rendu les anciens colonisés jouissifs, et ce, de l’establishment politico-économique au citoyen lambda, il n’en demeure pas moins qu’une étude plus approfondie de notre société permet de déceler une dimension sacrificielle dans l’existence.
La sociologue Demaily Lise affirmait : « Pour comprendre une société il faut passer au crible de l’observation sa jeunesse ». Cette observation de la jeunesse camerounaise permet de se rendre à l’évidence que l’une des manifestations de cet immobilisme structurel c’est cette banalisation de la vie ambiante. Le corps, la mort et la vie n’en font plus qu’un. Pourtant dans l’esprit de Jésus, Lazare n’était pas mort. Son corps était simplement immobile. Raison pour laquelle il demande à Marthe : « Ne t'ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu?». Cette croyance en la vie a disparu. Les jeunes camerounais ne vivent plus. Ils survivent et développent au quotidien des stratégies de maintient de l’existence. Ils ne veulent plus résister à la mort. Pour beaucoup elle est consubstantielle à leur quotidien. Le corps est abandonné à lui-même.
En fait du le Cameroun au-delà de l’immobilisme, c’est le modèle de la société bloquée. Du bas comme en haut. Les élites au sommet de l’Etat sont crispées. Le rapport démographique n’est d’ailleurs pas en leur faveur. Achille Mbembe parle d’un pays dirigé par « près de 200 vieillards qui ont entre 70 et 83 ans, l’âge du président. Dans un pays de 20 millions d’habitants dont 80 % sont des jeunes de 12 à 25 ans, ce n’est pas possible ! ». Ces élites supportent de moins en moins la critique. On a qu’à voir le discours du président de la République à l’occasion de la fête de la jeunesse pour le comprendre. Alors que les réseaux sociaux, où les jeunes sont justement très actifs à travers le monde, sont des instruments de nouvelles sociabilités et d’expression des libertés dans des environnements autoritaires, Paul Biya qualifie « d’oiseaux de mauvaise augure » ceux qui critiquent sa gouvernance virtuellement.
Plus grave, elles constituent un cercle de plus en plus fermé. N’y ont accès que ceux qui appartiennent à une certaine caste. Les mécanismes d’ascension conventionnels sont verrouillés. La logique en cours c’est la reproduction du système à travers les enfants ou les petits enfants. En dépit du contexte économique difficile, elle a développé des stratégies perverses d’accumulation et de déploiement, qui lui donne sur le long terme une très forte capacité de régénérescence. Ces élites détiennent des potentialités accrues de mobilisation des socialités locales et internationales. Ainsi, Non seulement nos élites ne remplissent pas leur rôle, qui est d'aider la société à changer, mais au Cameroun elles sont contre-productives.
No struggle, no progress
Pour paraphraser Michel Crozier, si l'on veut faire bouger une société bloquée comme la société camerounaise, il faut absolument secouer le carcan que fait peser sur elle la passion de commandement, de contrôle et de logique simpliste qui anime les grands commis, les patrons, et mandarins divers qui nous gouvernent, « trop brillants », « trop compétents » et trop également dépassés par les exigences de développement économique et social... Pour que la participation soit possible et efficace, il faut que les organisations passent d'un modèle rigide bureaucratique contraignant à un modèle plus souple et plus tolérant fondé sur la mobilité, la concurrence et la négociation. Il ne faut donc pas lutter pour contenir les organisations trop puissantes, mais combattre pour qu'elles se modernisent réellement.
La modernisation ne se fera pas tant que les citoyens ne prendront pas conscience de la nécessité de faire bouger les lignes et ne voudront clairement créer un rapport de force. Le maître ne libère jamais l’esclave. Les dictatures ne cèdent pas. Elles sont toujours contraintes de céder. Les libertés ne se donnent pas elles s’arrachent. Frédérick Douglass, intellectuel noir américain, soulignait à juste titre dans ses revendications pour plus d’égalité, de liberté et de dignité des noirs aux Etats-Unis, « If there is no struggle, there is no progress » (s’il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de progrès). A sa suite Malcolm X disait: « Personne ne va vous donner la liberté, Personne ne va vous donner la Justice. Personne ne va vous donner l'égalité. Si vous êtes un homme, vous l'arrachez ». Frederick Douglas sera rejoint plus tard par Frantz Fanon qui dans les Damnés de la Terre fait de la lutte en contexte oppressif un enjeu fondamental de la vie. Si l’on se réfère à ses écrits, l’on pourrait dire que pour les camerounais aujourd’hui, vivre ce n’est point exister, incarner des valeurs, s’insérer dans le développement cohérent et fécond d’un monde ». Pour eux, exister « c’est maintenir la vie ». En fait, la seule perspective est cet estomac de plus en plus rétréci, de moins en moins exigeant certes, mais qu’il faut tout de même contenter.
Mais des hommes ne sauraient vivre d’eau et de pain. Ce n’est ni de l’eau, ni du pain qui ont ramené Lazare à la vie, mais c’est la foi. Jésus avait foi en lui, il savait que cette foi lui permettrait d’accomplir ses volontés. Cette foi le rendait d’ailleurs arrogant. Alors que Marthe et souffrent dans leur chair et viennent le voir il leur lance froidement : «Cette maladie n'aboutira pas à la mort, mais elle servira à la gloire de Dieu, afin qu'à travers elle la gloire du Fils de Dieu soit révélée». La foi donne l’assurance, nous donne la capacité d’entreprendre et peut nous permettre de réaliser nos vœux. Or, les camerounais sont très loin de ce stade.
Le peuple camerounais n’est pas encore prêt pour la lutte. Pour reprendre un compatriote, Wambe Hameni, « un environnement de la dépolitisation, de la déséconomisation, de la déculturation, de la dénaturalisation, de la dénaturation, de la démasculisation ou l'émasculation des mentalités juvéniles » ne peut pas produire des êtres conscients des enjeux et encore moins des citoyens. Il décrit par ailleurs le Cameroun comme étant un « biotope jonché d’immondices ». D’où l’inutilité d’une question récurrente de l’extérieur à l’analyse de la société camerounaise : Pourquoi sont-ils si amorphes ? La réponse est pourtant simple : Parce qu’ils sont morts après avoir perdu leur foi.
Les camerounais d’abord besoin de reprendre foi en eux. Ce peuple a besoin de penser que des choses sont possibles même dans des contextes de précarité et d’oppression absolu. Il a besoin de croire qu’il existe non plus physiquement mais spirituellement. Car toute lutte est d’abord spirituelle avant d’être physique, matérielle ou intellectuelle. Les deux sœurs, Marie et Marthe avaient foi au pouvoir de Jésus c’est pourquoi elles sont allés à sa rencontre. Contrairement à certains juifs qui le méprisaient, elles étaient convaincues qu’il pouvait ramener leur frère à la vie. Ainsi, Lazare n’aurait jamais été sauvé s’il n’y avait pas eu Marie et Marthe.
Aujourd’hui au Cameroun, l’une des premières étapes pour amener ce peuple à retrouver confiance en lui pourrait être la participation à la grande marche patriotique du 28 février 2015. Une marche qui a pour objectif initial de soutenir toutes les forces armées qui se battent sur le front de l’Extrême-Nord contre les rats de la secte islamistes Boko Haram, mais également ces déplacés internes évalués à plus de 30 000 qui peuplent les camps de réfugiés.
Unis pour le Cameroun
Un peuple ne saurait rester insensible à tant de souffrances, à tant de vies brisées, à tant de villages pillées, tant de femmes violées, à tant d’églises et de mosquées canardées de balles, à tant de jeunes égorgées, à tant de soldats abattus froidement, à tant d’enfants abandonnés à eux mêmes. Boko Haram c’est 170 établissements scolaires fermés, 150.000 déplacés, environ 200.000 réfugiés nigérians dont 32.000 dans le camp de Minawao, 132.000 tonnes de déficit céréaliers, 13.000 morts depuis le début des exactions de Boko Haram sur tout le pourtour du bassin du Lac Tchad. En France, il a simplement fallu que trois barbares au nom d’un islam archaïque s’attaquent à des valeurs fondamentales de la République française : la liberté d’expression, pour que tout un pays se lève et réaffirmer son unité au-delà de toutes les divergences politiques profondes que la classe politique entretient sur la situation économique catastrophique de la France. Le moment est venu pour que les camerounais apprennent également à se battre pour des valeurs et pour des droits qui sont inaliénables.
Ainsi, au-delà de toutes les critiques que l’on pourrait formuler sur le choix de la date du 28 février (la critique cette date a d’ailleurs fait l’objet d’une précédente réflexion), cette initiative citoyenne peut tenir toutes ses promesses. Celle de mobiliser pour la première fois et de manière pacifique, les camerounais de tous les bords au-delà des considérations ethniques, politiques et sociales. La jeunesse camerounaise ne peut pas éternellement se retrouver derrière les débits de boisson ou encore les matchs de football. Il faut tout faire pour reprendre sa citoyenneté, se responsabiliser et se conscientiser.
La citoyenneté ne saurait se définir uniquement par la possession d’une nationalité, des droits civils et politiques. Elle implique également une participation à la vie de la cité. Le moment est venu pour le peuple camerounais à travers cette marche qui symbolise le devoir de protéger la vie, la nécessité de vivre, le droit d’exister, la foi en la capacité de la République de protéger ses fils, d’affirmer la plénitude de sa citoyenneté. C’est une étape fondamentale pour la régénérescence.
Dès lors, le Collectif « Unis pour le Cameroun » va jouer auprès du peuple camerounais, le rôle que Marthe a joué auprès de Lazare. Cette intermédiation vers le retour à la vie. Car si Marthe n’était pas allé à la rencontre de Jésus pour l’inviter à sauver un corps inerte et en situation de pourrissement qu’était celui de Lazare, ce dernier ne serait jamais retourné à la vie. C’est de la même manière que si ce collectif ne s’était pas réunit autour d’un projet fédérateur dans le fond, s’appuyant sur des valeurs citoyennes et républicaines, cette marche n’aurait certainement jamais pu se dérouler et susciter autant de considérations malgré des divergences compréhensibles. Le pouvoir de Yaoundé tirera des gains politiques derrière cette manifestation (l’une des rares manifestations pour une cause nationale sous le renouveau. C’est déjà un pas). Les organisateurs eux-mêmes peuvent ne pas maîtriser toute la mission qui est la leur en ces moments de transformations profondes des sociétés civiles africaines. Mais l’histoire ne s’arrête jamais.
Depuis le retour du multipartisme, les camerounais n’ont pas eu l’occasion de se mettre ensemble autour d’une cause aussi fédératrice. Il est possible même de remonter aux luttes pour l’indépendance sans retrouver un tel socle fédérateur dans l’histoire de notre pays. Car ici, il ne s’agit pas de soutenir un gouvernement, mais de défendre la République. Il n’est pas question de manifester son appartenance à un bord politique ou à un groupe ethnique, mais affirmer sa compassion pour les militaires et les civiles victimes des exactions de la secte islamiste. Ce type de causes transgresse les clivages pour se hisser au cœur des valeurs de la République. C’est la raison pour laquelle le début de réappropriation de sa citoyenneté par le peuple camerounais, le déclenchement de cette volonté permanente de vivre, la capacité de demander à la République de respecter les lois et de protéger ses citoyens pourrait également passer par cette étape de compassion à l’égard de nos compatriotes. C’est pourquoi je pense que vous devez vous levez et aller marcher pacifiquement ce 28 février 2015. Car c’est peut-être symboliquement ce jour que la troisième République naîtra.
Boris Bertolt, Journaliste-Chercheur
Mouvement pour l'Alternance au Cameroun (MAC)
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