La construction d’une nation est difficile. Le devoir de mémoire est pour elle ce qu’une enveloppe est pour une missive mise à la poste. L’enveloppe protège la lettre, la porte et la mène à bon port grâce à l’adresse du destinataire qui figure dans son dos sans perdre le nord en cas de problème car, sur sa face, figure les coordonnées de l’expéditeur. Le travail de la poste n’est qu’une façon de relier le passé (moment où vous écrivez votre lettre) au présent (sa mise à la poste) et au futur (sa réception à destination ou son retour à l’expéditeur). Autant l’enveloppe permet à la poste de savoir d’où vient une missive et où elle doit aller, autant le devoir de mémoire donne, rappelle et transmet à un peuple les fondements de sa trajectoire comme sujet politique afin de mieux percevoir et évaluer les objectifs de son projet de vie. Cela dit, diriger le Cameroun sans institutionnalisation efficace d’un devoir de mémoire tel que le fait le Renouveau National, revient à mettre une lettre à la poste sans enveloppe puis espérer qu’elle arrive à destination. C’est vouloir consolider la nation sans investir avec sérieux, sincérité et abnégation dans ce qu’on peut appeler ses totems civiques et ses totems politiques. C’est s’en moquer comme de l’an quarante.
* De Genève, « tombeau » de Félix Roland Moumié à Genève lieu de vacance du Renouveau National
Au Cameroun et aux yeux du monde, n’ayons pas peur des mots, le pouvoir en place à Yaoundé est complètement nu sur le plan de la mémoire. Il court dans cette tenue d’Adam et Eve à travers le village planétaire dont Genève est une des plaques tournantes dans tous les domaines. Comment peut-on expliquer que Genève, ville-tombeau de Félix Roland Moumié, ne soit pour le Président Camerounais qu’un lieu de repos, de détente, de remise en forme et de jouissance, si ce n’est par le déficit mémoriel total qu’incarne le Renouveau National dans son exercice du pouvoir depuis plus de trente ans ? Pour quelles raisons, si ce n’est par le mépris de la mémoire camerounaise au sein de la tradition politique qui donna naissance au Renouveau National, un régime camerounais tient le haut du pavé à Genève dans un hôtel de luxe alors cette ville est un territoire où la mort a frappé en plein cœur le combat international pour un Cameroun debout, jaloux de son indépendance et fier de le crier ?
Loin de nous l’idée et le besoin de vouloir faire de Genève une ville-tombeau et lugubre pour tous les Camerounais et leurs descendances. Elle ne le sera jamais et là n’est pas notre ambition. Une telle ambition serait vaine et sans fondements car Genève est une ville internationale où quiconque a le droit de travailler et d’habiter à l’instar de Félix Moumié qui y séjourna lui-même pour des transactions liées à son combat. Notre ambition, humble mais ô combien porteuse pour la mémoire des libertés au Cameroun et en Afrique, est de faire de Genève un lieu de mémoire du combat des Camerounais pour la liberté. Cette ambition ne s’impose pas à Genève ou aux Genevois et Genevoises mais aux Camerounais et Camerounaises dans un coin de leur tête chaque fois qu’ils sont à Genève. Un Camerounais où une Camerounaise qui vit à Genève avec ses enfants ou qui est de passage, devrait, au moins une fois dans sa vie, conduire sa femme, leurs enfants et ses amis, non seulement au lieu où si situait jadis le restaurant le Plat d’argent, endroit où Félix Moumié fut assassiné, mais aussi dans l’hôpital de Genève où il rendit l’âme quelques minutes après suite aux ravages du thallium mis dans son verre par les services secrets français de connivence avec le premier régime camerounais.
Autant il serait négligeable qu’un Camerounais isolé à Genève, sans aucune conscience politique et adepte du philistinisme ne fasse pas se mini pèlerinage mémoriel ne serait-ce qu’une fois, autant il est catastrophique et honteux qu’un régime camerounais incarné depuis 1982 par un acteur politique au courant de tout cet épisode douloureux, se cantonne dans le Genève du luxe et préfère l’air conditionnée de l’Intercontinental au travail de mémoire qui consisterait juste à aller déposer une gerbe de fleurs aux couleurs du Cameroun à l’endroit où un digne fils du pays fut assassiné. Mon Dieu, que ça aurait de la gueule qu’un jour la ville de Genève découvre un Président Camerounais qui fait venir la télévision pour immortaliser son discours et le dépôt d’une gerbe de fleurs aux couleurs du Cameroun aux endroits qui virent Félix Moumié vivant pour la dernière fois ! Ce Président-là aurait respecté pendant quelques heures, le sang versé par de jeunes Camerounais assassinés à la fleur de l’âge parce qu’ils refusèrent la colonisation de leur vie par les pouvoirs prédateurs. En attendant, habitat préféré de Biya, Genève est devenu dans l’imaginaire politique des Camerounais, une ville de joie, de vacance du pouvoir, de son repos et de sa jouissance, en contraste avec le repos éternel que Moumié y a trouvé.
* Pourquoi ce déficit mémoriel du Renouveau National ?
A Genève il y a deux villes dans la ville. Le Genève rutilant de modernité est celui des institutions internationales, des hôtels de luxe et de tous les attributs et défauts de la vie moderne. C’est dans le vieux Genève, mémoire du Genève ancien et modernisé accessoirement de façon à ne pas détruire son esthétisme architectural d’antan, que se trouve le bâtiment qui, jadis, était celui du Plat d’Argent, restaurant où fut empoisonné Félix Moumié. Ayant été Président de la Fondation Moumié pendant plusieurs années, nous y avons été bien reçu autant qu’au pavillon de l’hôpital de Genève où Moumié rendit l’âme. Faire ce parcours à Genève ne vous laisse pas intact sur le plan émotionnel car c’est un véritable pèlerinage mémoriel. C’est un périple à travers des lieux et des endroits où bâtit pour la dernière fois le cœur d’un grand Camerounais. Vous mettez vos pas sur ses derniers pas, vous arpentez des territoires de la mémoire camerounaise des luttes, vous scrutez ses traces sur les murs et cela vous marque à jamais. C’est ce travail d’éveil des Camerounais à la mémoire que met en place la Fondation Moumié par l’institution d’un Prix Moumié qui fait écho au cri de liberté des héros africains des indépendances et encourage ceux qui le poursuivent de nos jours. Le Cercle Félix Moumié et le groupe Citoyen pour la mémoire suivent les mêmes sentiers au sein de la diaspora camerounaise.
Le débat politique et même historique fondamental pour notre pays et la construction de sa nation est le suivant : devenu un abonné de l’Intercontinental de Genève qui se trouve dans le Genève moderne, le Président Camerounais n’a jamais mis les pieds dans les endroits mémoriels dont nous parlons. En conséquence, Paul Biya et ses équipes connaissent certainement de nombreux hôtels et supermarchés de luxe de Genève, ils connaissent certainement une foultitude de terrains de Golf, de cours de tennis, de pistes de jogging, de piscines, d’écoles de luxe et de grands hôpitaux, mais ils ne connaissent ni le bâtiment et la rue du Plat d’argent où Moumié fut empoissonné, ni le pavillon de l’hôpital de Genève où il fut déclaré mort.
Les raisons explicatives de ce déficit mémoriel se trouvent dans la trajectoire politique de l’homme du 6 novembre 1982. L’aversion du Renouveau National envers le devoir de mémoire est liée à une caractéristique historique de son génome politique de départ. Son ADN politique, étant donné que le Biyaïsme est issu du régime Ahidjo, est historiquement programmé contre les héros camerounais des luttes d’indépendance. C’est cette programmation anti-mémoire de lutte qui a fait le fonds de commerce du premier régime
camerounais où Biya occupa de hautes responsabilités depuis toujours et qui lui céda le pouvoir en 1982. La préférence révélée du Renouveau National contre le travail de mémoire n’est donc pas une surprise mais un juste retour des choses d’un régime politique qui ne peut se déployer en ignorant les conditions politiques antécédentes qui lui ont donné naissance. Ces conditions-là ont fait des combattants camerounais pour l’indépendance des maquisards dont il faut ignorer les vies, diaboliser l’œuvre et effacer les traces politiques par l’absence d’un travail de mémoire conséquent : les gènes de base de la programmation politique du Renouveau National sont les mêmes que les gènes des base de la programmation politique d’Ahmadou Ahidjo dont le but était de phagocyter l’âme immortelle du peuple camerounais.
Un autre élément peut être mis exergue dans cette trajectoire politique de Biya, c’est l’absence sidérante d’un épisode fortement militant pour l’indépendance réelle du Cameroun dans l’œuvre politique du Président camerounais actuel. L’absence de militantisme dans le parcours politique d’un Président par rapport au combat pour la liberté de son pays est un frein au devoir de mémoire étant donné qu’il n’a pas cette option dans son éthos politique et qu’elle ne lui a pas servi à prendre le pouvoir. En conséquence, le Président camerounais qui était très souvent muet dans ces débats au Cameroun jusque dans les années septante (qui ne dit mot consent), préfère rester tel qu’il a toujours été, c’est-à-dire un leader politique transparent sur le plan de la mémoire. Et le drame du pays tout entier – cela explique par ailleurs son pillage depuis le sommet de l’Etat – est qu’il est dirigé par des individus qui n’ont jamais réellement milité pour son indépendance réelle. Tous ceux qui l’ont fait ont été liquidés sans autres formes de procès. Par voies de conséquences, ceux qui dirigent ont le pouvoir politique comme un enfant porte une Kalachnikov : on ne devient pas des bâtisseurs de la nation ex nihilo alors que son ADN politique de base est contre ces bâtisseurs.
Un autre aspect qui peut expliquer ce mépris du devoir de mémoire est plus actuel. Il est lié au fait que le Biyaïsme s’incarne comme jouissance pure et simple et permanente des privilèges du pouvoir dans un présentisme de la pensée et de la pratique politiques où le présent compte plus que la passé en ce sens qu’il est le moment le plus efficace pour la reproduction éternelle du régime. C’est cette jouissance ici et maintenant qui explique pourquoi les prisons du pays sont pleines de ministres, de directeurs et de secrétaires généraux de la présidence. C’est le mépris du passé et le confinement du futur à sa reproduction individuelle comme maître des lieux qui font que la justice est mise au pas de l’exécutif, le vote au service de l’électoralisme et le pouvoir exécutif au service de la domination permanente des masses. Autant de choses que la mémoire camerounaise des luttes condamnait sans limites. Avec un pays et des dirigeants installés dans un temps fugace et les choses de même nature, les totems civiques et les totems politiques de Genève, c'est-à-dire le Plat d’argent où Moumié fut empoisonné au thallium et l’hôpital genevois ou mourut Félix Roland Moumié, ne sont pas les totems du Renouveau National. Ceux-ci sont les hôtels de luxe, les magasins de luxe, les hôpitaux de luxe, les voitures de luxe, les banques de luxe et les quartiers de luxe comme le Genève ultramoderne. Ce dernier est l’horizon territorial, social et politique indépassable du Renouveau National et, automatiquement, sa barrière à l’entrée du Vieux Genève, endroit où se trouvent toujours les empreintes de l’esprit de lutte de Félix Roland Moumié.
* Thierry AMOUGOU, prof. Université catholique de Louvain, ancien Président de la Fondation Moumié, Fondateur et animateur du CRESPOL (Cercle de Réflexions Sociales, Politiques et Economiques de Louvain).
© Correspondance : Thierry AMOUGOU
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