Par faillite anthropologique de la démocratie libérale, nous entendons le fait que dans de multiples situations où l’inhumain doit être le résultat d’actes tangibles de négation de la vie et de l’humanité dans toutes leurs dimensions, ce sont les intérêts d’acteurs forts qui prennent le pas dans la construction de jugement de valeurs au sein desquels l’efficience du positionnement politique bat en brèche la préservation de l’humanité bafouée de fond en comble. Cela est le résultat d’une corrélation positive pas toujours vérifiée mais sans cesse exaltée entre les intérêts d’une société capitaliste et ceux d’une société libre. Le capitalisme peut pourtant être florissant dans la dictature politique, la violence de masse et la colonisation des peuples. Dès lors, à l’instar du capitalisme où ce qui compte est moins l’humain que la valeur ajoutée économique de ses transactions et stratégies, ce qui prime désormais en démocratie libérale n’est pas la construction de pouvoirs au service de la vie à travers le monde, mais la recherche de positionnements efficaces pour soi et son pays dans le système international d’Etats : les pouvoirs démocratiques se donnent de moins en moins pour priorité universelle l’action au service de la vie dans toutes ses dimensions.
Il en résulte un accommodement de la démocratie libérale avec des situations comme celle de Gaza. L’humanité bafouée suite au massacre de masse en cours à Gaza perd en effet sa capacité intrinsèque d’inspirer, de construire, de justifier et de rendre opérationnel un droit d’ingérence capable de préserver l’humain, parce que c’est moins le monstrueux et la mal social suprême qui le déterminent que les avis des grandes puissances démocratiques sur la situation. La cause en est que, contaminée par la prédation capitaliste, la démocratie libérale est devenue insensible suite à sa régulation par des décisions qui mettent les affects de côté de peur de perdre en efficacité économique. « Israël a le droit de se défendre » est ainsi le type idéal du leitmotiv qui signe depuis toujours la faillite anthropologique de la démocratie libérale dans le conflits Israélo palestinien. Les ministres des affaires étrangères des grandes puissances occidentales reprennent cette phrase en chœur dans les médias à travers le monde alors que femmes enceintes, enfants, civils, blessés dans les hôpitaux et sans abris dans les installations onusiennes sont écrabouillés sans ménagement par les bombes de l’armée israélienne depuis des semaines.
S’il a fallu près de 700 morts à Gaza pour que la diplomatie des grandes puissances se mette en branle, c’est que les bébés, les enfants, les femmes et les hommes qui croulent et tombent sous les bombes à Gaza n’ont pour les démocraties libérales ni visages, ni noms, ni sépulture, ni expérience sensible: ce sont tantôt des Palestiniens, tantôt le bouclier humain du Hamas, tantôt des victimes collatérales, tantôt de simples statistiques de guerre et tantôt des terroristes qui méritent leur sort. Seuls les peuples des grandes démocraties rappellent à notre gouverne que la subjectivité est non seulement indissociable du processus de construction du sujet politique national et mondial, mais aussi une façon de préserver l’humain en donnant libre-cours à une responsabilité altruiste. Les peuples occidentaux qui organisent des marches propalestiniennes – souvent contre les élites insensibles de leurs Etats – montrent que la vie de l’homme et son amélioration continue devraient être au centre du pouvoir démocratique. Ces populations prouvent, si on tient compte de ce que dit Kant dans Fondements de la métaphysique des mœurs, que la démocratie libérale ne peut être au service de la vie dans ses actes que si elle est sensible au fait que ses actions doivent en tous temps et tous lieux considérer l’humanité comme une fin et non comme un moyen. L’éviction de cet impératif catégorique du champ politique induit ce que Matthieu De Nanteuil appelle « la démocratie insensible » et ramène le monde actuel aux âges obscurs où, suivant Thomas Périlleux et al., le destin politique des souffrances humaines ne s’éclaire pas d’un iota.
Le premier élément constitutif de l’âge obscur qu’incarne le massacre de Gaza est le colonialisme. L’ordre israélien à Gaza est un ordre colonial. La réaction des colonisés à un tel ordre, Frantz Fanon le montre dans Les damnés de la terre, est la violence en réponse à la violence somatique, psychique et physique de l’Etat-colonial. Si la construction de deux Etats est sans cesse battue en brèche par les partisans radicaux du Grand Israël, la violence de masse cyclique qui s’installe dans ce cas comme la seule alternative politique d’Israël fait de ce pays une nation guerrière ad vitam aeternam car chaque bébé, chaque enfant, chaque femme et chaque jeune Palestinien que tue une bombe israélienne est une graine du Hamas qu’Israël met sous terre et qu’arrosent les larmes des mères palestiniennes pour que la graine pousse, devienne grande et continue le combat pour la liberté. Dans une préface restée célèbre des Damnés de la terre, Jean-Paul Sartre dit : «…Le colonisé se guérit de sa névrose en chassant le colon par les armes…. l’arme d’un combattant c’est son humanité… ».
Le second élément qu’incarne la massacre de Gaza est non « la fin des territoires » dont parlait Bertrand Badie – l’offensive israélienne à Gaza ayant pour nom « bordures protectrices » –, mais « la diplomatie de connivence » qui consiste, dans le cas d’espèce, à demander un cesser le feu sans réformes capables de résoudre les problèmes qui font de Gaza une prison à ciel ouvert depuis 2006, d’Israël une nation guerrière et du Hamas une organisation plébiscitée par les Palestiniens comme l’incarnation de leur résistance à l’occupation.
Si d’un côté se trouvent des démocraties libérales plus sensibles aux statistiques financières des agences de notation qu’à celles relatives au pertes de vies humaines, et, de l’autre, une diplomatie de connivence qui rêve de des crises politiques sans réformes concrètes, alors le troisième élément que met en exergue le massacre de Gaza est ce que, à la suite d’Albert Camus, Marc Crépon appelle « Le consentement meurtrier ». C'est-à-dire une connivence des grandes puissances nourrissant, non seulement l’indifférence des démocraties libérales face à l’inhumain, mais aussi aboutissant, de façon explicite, à considérer – alors que toute douleur, toute atrocité et toute souffrance exige secours – que ce qui se passe ailleurs et loin de nous ne mérite point la gravité qu’auraient chez nous des actes de même nature. Par conséquent, nous devenons tous des meurtriers consentants, des complices volontaires d’un massacre : les morts de Gaza restent pour nous des images vues à la télé dans un univers apocalyptique où des gravas et du fatras général du béton armé sont extraits des corps broyés et triturés autant que couverts d’un mélange incertain de sang et de poussière. Quelle monde donc pour demain avec des démocraties libérales qui, devenues insensibles à la mort injuste, font bon ménage avec l’ordre colonial, la diplomatie de connivence et le consentement meurtrier ? Ce monde est là : c’est GAZA sous les bombes !
« Nous sommes tous des Palestiniens ! » est le slogan le plus récurent des manifestations pro-palestiniennes en Occident. Les peuples occidentaux refusent ainsi que la souffrance sociale soit sans destin politique à cause des démocraties insensibles. Par effet miroir, ces peuples témoignent et réaffirment qu’une démocratie sans cœur ne peut ni servir la vie, ni construire et faire durer des communautés de vie.
* Thierry AMOUGOU est Professeur à l’Université catholique de Louvain, membre du CriDis, Fondateur et animateur du CRESPOL, Cercle de Réflexions Economiques, Sociales et Politiques.
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