L’actualité brûlante au Cameroun marquée entre autres par les externalités (?) des desseins de la secte islamiste Boko Haram interpelle les consciences, toutes les consciences. La présente tribune est celle d’un citoyen qui s’émeut des risques patents de dérive de son pays et non une prise de position d’un responsable de la Banque mondiale que je suis.
Durant ma carrière au sein de cette prestigieuse institution, j’ai eu l’opportunité de 2009 à 2013 d’être témoin de l’un des épisodes les plus sanglants de la longue crise qu’a connu la Côte d’ivoire, et qui en un peu plus de dix ans a contribué, à ralentir la marche en avant de l’une des économies les plus prometteuses d’Afrique, à déstructurer une société dont la diversité culturelle, confessionnelle et ethnique constituait le socle d’un vivre-ensemble qui faisait le charme de ce pays-carrefour. Si les ressorts de l’économie ivoirienne ont pu résister à la longue nuit noire, les plaies qui en ont résulté restent béantes, les haines restent enfouis et la réconciliation déclamée prendra du temps, beaucoup de temps même, si tant est qu’il y ait une réelle volonté partagée de tourner la page.
Cela n’arrive pas qu’aux autres et cette évocation renvoie aux similitudes qui existent entre le Cameroun et la Côte d’Ivoire dont certaines racines de la crise devraient tinter dans les oreilles des élites politiques camerounaises. Un héritage colonial mal assumé, une gestion paternaliste de la diversité sociale, un système patrimonial érigé en élément structurant de régulation politique, une succession à la tête de l’Etat mal préparée (pour ne pas en dire plus), le recours excessif à la fibre ethnique en tant que facteur de légitimation politique, l’excitation incontrôlée du lien confessionnel, la tentation d’exclusion ou du repli identitaire, toutes choses qui ont nourri des rancœurs, compromis un processus démocratique qui comportait déjà des biais, alimenté des ambitions politiques parfois démesurées et servi d’alibi à une rébellion armée sustentée de l’extérieur.
Le discours public ambiant et les agissements de certaines élites politiques camerounaises, exactement comme hier en Côte d’Ivoire, résonnent à s’y méprendre comme des cris de ralliement à une cause dont la défense n’aura qu’un épilogue violent. Après l’ère des soupçons, voici venu le temps des dénonciations et des invectives à visage découvert. Comme on l’a vu ailleurs, sommes-nous à quelques encablures du temps de l’action ? Il faudrait s’en inquiéter.
Il est indéniable que le phénomène Boko Haram est réel et ses visées d’expansionnisme idéologique et religieux par des méthodes des plus abjectes, patentes. Il est tout aussi indéniable que ce qui était encore considéré comme une excroissance d’un problème du voisin nigérian est devenu un mal camerounais qui s’est complexifié et pourrait se métastaser pour devenir un alibi à tout autre dessein.
Qu’on se le dise bien. Le Cameroun, comme la Côte d’Ivoire est un pays multiethnique et multiconfessionnel. Le lourd héritage colonial a laissé des stigmates que l’on a cru s’en débarrasser en les cachant sous des cendres chaudes. Les velléités ethnocentristes et les tentations d’exclusion entretenues et même ravivées par une certaine élite politique, qui ne s’en cache pas, sont manifestes. La course à la succession à la tête de l’Etat est d’autant ouverte que le Président Biya, à 81 ans, tend vers des limites objectives de l’exercice du pouvoir suprême au-delà même de sa volonté ou non de passer la main. En l’absence de lisibilité, principalement au sein du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC) parti au pouvoir, des appétits s’aiguisent quitte à envisager un passage en force. Et puis, à la lecture ou à l’écoute de certaines déclarations, il y a lieu de se demander si les plaies du 6 avril 1984 sont entièrement refermées.
Dans un tel contexte où on parle de tout sauf du jeu démocratique et de la prévalence d’un état de droit, quels sont les risques pour le Cameroun ?
Une littérature, certes peu abondante, mais suffisamment édifiante pour inspirer nos élites politiques, existe à ce sujet.
En 2011, la Banque mondiale a publié son Rapport sur le Développement dans le monde (World Development Report -WDR11-) sous le titre « Conflits, Sécurité et Développement ». Ce rapport qui reste d’une actualité avérée devrait faire partie des livres de chevet de nombreuses élites politiques africaines. Bien qu’empiriquement on puisse faire le lien entre les conflits et le développement, ce rapport est un travail de recherche qui fait désormais autorité tant il s’appuie sur une expertise pluridisciplinaire et des expériences concrètes. Pour les chercheurs de la Banque mondiale, les conflits naissent lorsque divers facteurs de stress exogènes et endogènes sont réunis notamment ceux liés à la sécurité, à la justice et à l’emploi dans un environnement caractérisé par des institutions faibles. D’après le rapport, aucun pays fragile ou frappé par un conflit n’a encore atteint un seul des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). Les cycles répétés de conflit et de violence induisent des coûts humains, sociaux et économiques sur plusieurs générations. L’exemple du Guatemala est assez édifiant. Les cycles de violence ont coûté à ce pays plus de 7% du PIB en 2005 soit plus du double du montant combiné des budgets de l’agriculture, de la santé et de l’éducation. Plus globalement, il est démontré dans ce rapport que le coût moyen d’une guerre civile équivaut à plus de 30 années de croissance du PIB d’une économie en développement de taille moyenne, c’est-à-dire de la taille du Cameroun. Tout conflit qui éclate portant les germes de sa réédition, le message fondamental du WDR11 est de renforcer la gouvernance et les institutions légitimes pour assurer la sécurité des citoyens, la justice et l’emploi et rompre ainsi l’enchaînement des cycles de violence.
Dans la même veine que le WDR11, l’éminent économiste Paul Collier, Professeur à l’Université d’Oxford a publié en 2007 un livre à succès sous le titre « The Bottom Billion : Why the poorest Countries are failling and What can be done about it ». En d’autres termes « Le milliard d’en bas : Pourquoi les pays les plus pauvres ne s’en sortent pas et que peut-il être fait ». Paul Collier fait ici référence au milliard d’êtres humains qui peuplent les pays les plus pauvres de la planète. L’économiste analyse les causes de l'échec sous le prisme de ce qu’il appelle les quatre pièges du développement dont un ou plusieurs happent ces pays: (i) Les conflits armés, (ii) la mauvaise gestion de la dépendance des ressources naturelles, (iii) la mauvaise gouvernance, et (iv) l’enclavement parfois combiné à la présence de voisins crapuleux.
S’agissant particulièrement du piège des guerres civiles dont le coût moyen pour chacun d’eux est estimé de 64 milliards de dollars, Paul Collier relève que la période qui suit immédiatement un conflit majeur est caractérisée par une forte probabilité de résurgence. Plus un pays reste dans un état de conflit, plus les acteurs et autres prédateurs tirent bénéfice de l'état de tumulte, rendant la situation de plus en plus dégradée. L’exemple le plus illustratif est la République Démocratique du Congo (RDC).
Voilà ce à quoi s’expose le Cameroun ou plus exactement ce à quoi expose le Cameroun ceux qui sont prêts à en découdre et qui ne mesurent peut être pas la portée de leur funeste dessein à moins que leur agenda ne soit celui de la terre brûlée. Dans l’un ou l’autre cas, le dernier rapport consacré au Cameroun par l’ONG International Crisis Group prend toute sa pertinence même si certaines recommandations de l’analyse sont questionnables. Son titre lapidaire « Cameroun : Mieux vaut prévenir que guérir » résume parfaitement l’urgence de l’heure. La conclusion du dit rapport est sans appel : « Dans le contexte où les forces de sécurité sont mobilisées par les menaces aux frontières, où les institutions sont faibles et où le mécontentement est latent, une lutte de succession mal gérée pourrait entrainer le Cameroun dans une dynamique de conflits. Une crise politique interne aura des répercussion dommageables dans la sous-région Afrique centrale en créant un axe d’instabilité du Nord-Est du Nigéria au Soudan du Sud en passant par la République Centrafricaine ».
Alors que tout portait à croire que le quinquennat 2013-2018 serait essentiellement consacré aux grands enjeux économiques, voilà le Cameroun pris aux pièges endogènes et exogènes de la fragilité et de la vulnérabilité. La stabilité qui lui est enviée n’est pas une donnée permanente, immuable, intangible et pourrait être ébranlée. Au-delà de la Côte d’Ivoire citée plus haut et bien d’autres pays qui semblaient pourtant bien partis, l’exemple du Mali érigé en modèle au début des années 2000 invite à la circonspection.
Cela n’arrive pas qu’aux autres.
Emmanuel Noubissie Ngankam
[1] Représentant Résident de la Banque mondiale en Algérie
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