Je sais que vous n’avez pas le temps de lire, surtout depuis deux ans. On vous a demandé quel livre de Modiano vous préfériez. Vous avez répondu n’avoir aucun problème à avouer que vous n’aviez pas le temps de lire. On ne vous a pas demandé de vous excuser. Vous avez assumé, dit avoir apprécié votre déjeuner avec l’écrivain. On aurait dû vous demander de vous excuser. On l’a demandé à Willy Sagnol pour avoir tenu des propos sur la puissance physique des joueurs africains, l’avoir comparée à l’intelligence des Nordiques. En tant qu’entraîneur d’une équipe de football sa parole publique compte. La vôtre aussi. Il avait blessé des gens, vous aussi. Parce que vous êtes ministre de la Culture. Peut-être aurez-vous le temps de lire ce qui suit. Ça vous prendra cinq minutes. Peut-être moins. Vous devez être entraînée à la lecture rapide.
En septembre 1985, Michel Drucker interrogeait Marguerite Duras sur l’an 2000. Je vais transcrire l’interview. Vous pouvez aussi la trouver sur YouTube. Ça vous prendra quatre minutes onze.
D’abord, sur un fond bleu et vert, Michel Drucker présente l’émission, il dit :«Les hommes ont toujours eu besoin de réponses, même si un jour elles s’avèrent fausses, ou seulement provisoires. Alors en l’an 2000, où seront les réponses ?»
«Il y aura plus que ça.» Marguerite Duras est filmée chez elle. Elle est assise à une table en bois. «La demande sera telle qu’il y aura plus que des réponses. Tous les textes seront des réponses en somme. Je crois que l’homme sera… littéralement… noyé, dans… dans l’information, dans une information constante, sur son corps, sur son devenir corporel, sur sa santé, sur sa vie familiale, sur son salaire, sur son loisir. C’est pas loin du cauchemar. Il y aura plus personne pour lire.» Elle sourit.
Et en parlant, elle tourne une bague autour de son doigt. «Ils verront de la télévision. On aura des postes partout. Dans la cuisine, dans les water-closets, dans le bureau, dans les rues. Et où sera-t-on ? Tandis qu’on regarde la télévision où est-on ? On n’est pas seul.»
Dans Ecrire, elle explique que la première des conditions pour faire un livre est d’être seul dans une espèce de nuit. Qu’on ne peut trouver la vérité que dans cette nuit. Pour la ramener au jour. Elle ajoute que c’est particulièrement difficile. Et vous, vous dites que vous ne lisez pas. C’est blessant, humiliant et déprimant. Politiquement vous cassez tout. En continuant à jouer le rôle de ministre de la Culture qui déjeune avec un écrivain mais ne le lit pas, parce qu’elle n’a «pas le temps». Mais qu’avez-vous donc tant à faire ? Et vos conseillers, qu’est-ce qu’ils font toute la journée ? On aurait pu au moins vous faire une fiche pour sauver la façade. On savait que le fond était attaqué, la pierre malade. Mais vous ne protégez même pas la façade ? Vous servez à quoi ?
Marguerite Duras regarde son interlocuteur, puis elle regarde au loin, comme pour voir ce qui va se passer.
«On ne voyagera plus, ça ne sera plus la peine de voyager. Quand on peut faire le tour du monde en huit jours, ou quinze jours, pourquoi le faire ? Dans le voyage, il y a le temps du voyage. C’est pas voir vite. C’est voir et vivre en même temps, vivre du voyage. Ça ne sera plus possible. Tout sera bouché. Tout sera investi. Il restera la mer quand même, les océans.
«Et puis la lecture. Les gens vont redécouvrir ça. Un homme, un jour, lira. Et puis tout recommencera. On repassera par la gratuité.»
Vous avez entendu ? La gratuité. La lecture, c’est gratuit. Dans les deux sens. Parce que ça ne coûte rien. Et parce que ça ne sert à rien. J’appuie sur retour arrière pour que vous entendiez bien :
«Et puis la lecture. Les gens vont redécouvrir ça. Un homme, un jour, lira. Et puis tout recommencera. On repassera par la gratuité.»
Je réappuie. Pour être sûre que vous entendez bien :
«Et puis la lecture. Les gens vont redécouvrir ça. Un homme, un jour, lira. Et puis tout recommencera. On repassera par la gratuité. C’est-à-dire que les réponses à ce moment-là, elles seront moins écoutées. Ça commencera comme ça, par une indiscipline. Un risque, pris par l’homme, envers lui-même. Un jour il sera seul de nouveau. Avec son malheur, et son bonheur. Mais qui lui viendront de lui-même. Peut-être que ceux qui se tireront de ce pas seront les héros de l’avenir. C’est très possible. Espérons qu’il y en aura encore.» Elle sourit. Puis elle continue.
«Je me souviens avoir lu le livre d’un auteur allemand, de l’entre-deux-guerres, je me souviens du titre, le Dernier Civil, de Ernst Glaeser. Ça. J’avais lu ça : "Que, lorsque la liberté aurait déserté le monde, il resterait toujours un homme pour en rêver." Je crois. Je crois que c’est déjà commencé même.»
Vous avez entendu ?
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.
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