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GILBERT TAGUEM FAH : « LA FRANCE A SES SCENARII POUR LE CAMEROUN »

Socio-politiste, cet enseignant d’universités passe au crible les ressorts de la relation entre la France et le Cameroun.
Une visite-éclair d’un président français, 14 ans après la dernière, qu’est ce que ça peut structurellement changer dans la relation entre la France et le Cameroun ?
En son temps, Nelson Mandela passa quelques heures à Yaoundé. Mais sa visite-éclair eut une forte charge symbolique du fait de la carrure du personnage et surtout des circonstances dans lesquelles se déroula ce séjour. Il est par conséquent évident que l’importance d’une visite de ce genre ne saurait se mesurer à sa durée. C’est mal connaitre les mécanismes de fonctionnement de la diplomatie que de s’arc-bouter sur des détails de moindre importance. De toutes les façons, il s’agit, d’un acte à la fois évocateur et marquant des relations diplomatiques entre les deux pays. La symbolique de cette visite est d’autant claire qu’elle intervient dans un contexte où le phénomène Boko Haram a permis d’interroger la nature des rapports entre la France et le territoire dont l’administration lui fut confiée, au lendemain de la première guerre mondiale, d’abord par la Société des Nations (Sdn) comme territoire sous mandat et puis par l’Organisation des Nations Unies (Onu) comme territoire sous tutelle. Pour être plus expressif, la visite de François Hollande en terre camerounaise ne changera structurellement rien dans les relations entre les deux pays. Elle aura toutefois un impact éloquent sur le double plan symbolique et diplomatique.

Le Cameroun s’est retourné de manière décisive vers d’autres partenaires, à l’instar de la Chine, la Russie ou la Turquie. Est-ce que cette visite de François Hollande peut inverser cette diversification accrue de partenariats ?
Il ne saurait être question d’inverser une quelconque tendance en cours articulée autour de la diversification des partenaires du Cameroun. Il s’agit pour ces deux pays d’évoquer de vive voix les aspects de leurs relations qui leurs sont imposés par la conjoncture. Non seulement on a eu le sentiment que les chefs d’Etat français, habitués aux visites dans la sous région évitaient systématiquement le Cameroun –ce qui pouvait être interprété comme un désaveu- mais il s’est produit en février dernier un événement à forte charge diplomatique. Il s’agit de l’ambassadrice de la France au Cameroun qui a été humiliée au cours d’une manifestation anti–Boko Haram. Ce qui s’est passé au boulevard du 20 mai était un signal fort d’un soupçon soit d’intelligence avec un groupe terroriste soit de silence coupable/complice de la France. Par la suite, le ministre tchadien de la communication avait tenu des propos dont le décryptage rendait absolument nécessaire une sorte de redéploiement au plus haut sommet des deux pays. Il faut toutefois garder à l’esprit les non-dits de la diplomatie. Les choses peuvent en effet être dites à demi-mots. En d’autres termes, il y a le côté cour et le côté jardin de toute diplomatie. Quoiqu’il en soit, la diversification en cours des partenaires du Cameroun est un processus qui est imposé par la conjoncture internationale. C’est une dynamique irréversible appelée à s’opérer indépendamment de la France. Nous sommes à l’ère de la mondialisation fondée sur une sorte d’interdépendance dépassant largement le cadre étriqué des rapports coloniaux inscrits dans l’histoire.
Depuis le sommet de Paris, beaucoup de Camerounais pensent que la France ne s’implique pas assez dans la guerre contre Boko Haram. Pour vous, ce combat contre la secte a-t-il dopé le sentiment anti-français au Cameroun et qu’est ce que la visite d’Hollande peut apporter à ce sujet ?
Je commencerai par un constat : les Africains ont une attitude assez paradoxale et même inconséquente. D’une part, ils attendent que la France règle leurs problèmes et d’autre part,  ils combattent la France dans ses choix diplomatiques qu’ils considèrent comme de l’ingérence. Les Africains doivent apprendre à grandir et surtout à abandonner leur attitude infantile qui renforce le paternalisme de la France.
Ceci étant dit, le procès de la France et de son rôle réel ou présumé dans les crises africaines ne remonte pas à aujourd’hui. En l’occurrence, le célèbre Mongo Béti a publié, presqu’une décennie avant sa mort, « la France contre l’Afrique ». Le génocide rwandais, les déclarations de Robert Bourgi, la gestion de la succession d’Omar Bongo, la crise ivoirienne, la Francophonie, l’affaire de l’arche de Zoé, les crises libyenne et centrafricaine, etc. ont systématiquement donné lieu à des questionnements à propos de la part prise par la France dans les malheurs qui nous accablent. Sans nier la responsabilité qui est celle des Africains plus de 50 ans après les indépendances, il est tout de même important d’interroger le jeu stratégiquement orienté et politiquement calculé de la France. La guerre contre Boko Haram n’est finalement que la goutte d’eau qui a rendu possible l’expression d’un malaise visiblement populaire ou tout au moins la mise en scène publique et de type verbalement violent d’un sentiment anti-français. Dans ce processus, la libération de la parole médiatique doublée des opportunités qu’offrent les nouvelles technologies de l’information et de la communication joue un important rôle sinon dans la sensibilisation des populations africaines du moins dans l’éveil de leur conscience sur des pratiques attestant que la « décolonisation » ne marquait pas la fin de l’impérialisme. La France n’a toutefois pas été la seule indexée puisque certains hauts dignitaires du régime du Renouveau ont évoqué de façon ostensible la thèse d’un complot nordiste voilée.
L’évolution démocratique et surtout l’alternance au pouvoir au Cameroun intéressent-ils particulièrement François Hollande ?
Vous évoquez là une question centrale qui préoccupe certaines chancelleries occidentales en général et la France en particulier. Bien que la Chine et les nouveaux partenaires aient progressivement fait chuter la part de la France dans notre tissu économique, il faut garder à l’esprit que le Cameroun reste et demeure très stratégique pour le pays de De Gaulle. A ce titre, la question  de l’alternance agite les cellules de l’Elysée et du Quai d’Orsay voire même des appareils dirigeants des partis politiques français. Ceci va largement au-delà du règne d’un chef d’Etat quoique la posture et la personnalité de chacun des présidents français soient des éléments à prendre sérieusement en compte. Autrement dit, la question de l’alternance n’intéresse pas François Hollande en particulier mais la France comme Etat. Elle symbolise la pensée d’Achille Mbembe qui pense à juste titre que la France a décolonisé sans se décoloniser.
Le président Biya a vu passer Giscard, Mitterand, Chirac, Sarkozy et peut-être bientôt Hollande. Est ce qu’on peut dire qu’il est aujourd’hui immunisé contre le diktat de certaines puissances comme la France ?
Oui et non. Oui parce que le chef d’Etat camerounais a su ou pu garder une posture qui lui est propre y compris souvent en prenant des distances vis-à-vis de certains desideratas de la France. Non parce qu’après tout, les Etats ont, dans un contexte de mondialisation, perdu l’essentiel de leur souveraineté au profit d’une gouvernance dite mondiale qui n’en reste pas moins une forme d’impérialisme. Dans cette perspective, le terme « immunisé » que vous employez ne me semble ni adéquat, ni correspondre à la réalité. « Le Cameroun c’est le Cameroun» certes, mais le Cameroun vit dans  un monde en mouvement qui a ses modes de fonctionnement, ses codes d’expression, ses dits et ses non-dits! Le jeu politique est beaucoup plus complexe qu’il ne parait a priori et ce qui n’est pas évident à première vue est, très souvent, ce qui est finalement déterminant. Enfin, il ne faut pas négliger le paramètre de la solidarité entre les grandes puissances lorsqu’il faut « traiter » un pays pauvre, le discipliner afin de ne pas perturber la logique d’exploitation qui gouverne les rapports entre pays riches et pays pauvres dans un univers néolibéral. La France a, par rapport au Cameroun, des scenarii qui seront mis en branle le moment venu avec ou sans l’avis du peuple camerounais, sauf si le choix de la France coïncide avec celui du Cameroun. Tout ceci permet de comprendre la rationalité qui sous-tend un certain nombre de conflits liés à l’alternance dans les pays africains.
Le cas Lydienne Eyoum (avocate condamnée à 25 ans de prison) peut-il se jouer au cours de cette visite, quand on sait les pressions de la France pour la libération de Thierry Atangana ?
Il est tout à fait évident que le cas Lydienne Eyoum fera partie des sujets inscrits sur l’agenda des deux chefs d’Etat. En réalité, la France a fait de la défense des intérêts de ses citoyens un des axes majeurs de sa diplomatie à travers le monde. En plus du cas Michel Thierry Atangana qui n’est pas entièrement soldé en dépit de sa libération, il y a l’affaire de l’arche de Zoé qui avait défrayé la chronique au point de pousser Sarkozy non seulement à faire des déclarations dans l’irrespect des règles diplomatiques de base mais en plus à effectuer un voyage éclair au Tchad. C’est dire dans l’ensemble que la France est toujours prompte à intervenir pour la libération de ses citoyens hors de l’hexagone « quoi qu’ils aient fait », pour reprendre une expression de Sarkozy.  
La presse française, du moins certains grands titres prennent régulièrement le président Biya pour cible. Au Cameroun, la chaîne Afrique Media prend régulièrement à partie la France. Est ce que ce n’est pas devenu un sujet de crispation sur l’axe Paris-Yaoundé ?
L’un des véhicules d’expression politique est les medias. Il n’est pas exclu que l’activisme médiatique des deux côtés soit le résultat des actions des personnes tapies dans l’ombre qui cherchent soit à tirer les ficelles, soit à préparer les esprits. Sujet de crispation sur l’axe Paris-Yaoundé, à mon sens non. Cependant, c’est une nouvelle donne inscrite dans un contexte puis l’expression d’un changement ou d’une évolution des mentalités surtout au Cameroun. Quoi qu’il en soit, les relations entre les deux pays doivent être interrogées à la lumière de ces pratiques médiatiques qui servent de baromètre politique et diplomatique entre les deux protagonistes. Il apparait qu’une dynamique nouvelle est en cours et rien ne se ferra plus comme avant. Si le rôle du quatrième pouvoir n’est pas absolument central, il peut du moins servir de boussole qui oriente les actions ainsi que les prises de positions.   
Obtenir un visa pour se rendre en France n’est pas chose aisée. Est-ce que le Cameroun peut poser ce problème sur la table à l’occasion de cette visite ?
Je ne pense pas, car en la matière, le Cameroun n’a jamais été particulièrement actif. Mongo Béti disait par exemple que la politique de Biya était celle de « l’édredon », autrement dit celle qui est avare en prises de position face aux questions importantes. Vous savez, la diplomatie camerounaise a sa logique et ses variables. Elle est très souvent orientée de manière à servir l’agenda politique domestique. Elle ne s’embarrasse pas des préoccupations du genre visa ou bien-être des citoyens à l’étranger. C’est une diplomatie somnambule qui toutefois se réveille souvent en sursaut devant des évidences qui lui tombent dessus.  
Beaucoup de contentieux historiques marquent la relation entre la France et le Cameroun. Est ce qu’aujourd’hui, on peut s’attendre à une relation décomplexifiée, décomplexée, à du gagnant-gagnant ?
Un autre constat : le Cameroun ou plus précisément l’ordre gouvernant est redevable à la France pour avoir souvent volé au secours des régimes successifs lors des luttes indépendantistes, des revendications démocratiques. Cette intervention a contribué à annihiler le danger en apportant son soutien aux régimes parfois honnis par la grande majorité de la population. Ceci dit, ne vous trompez pas d’époque et ne vous laissez pas berner par une vue de l’esprit. En tout état de cause, votre question dévoile une pensée inscrite dans une sorte d’anachronisme. Il est tout d’abord nécessaire de convoquer et de conjurer l’histoire des relations souvent tumultueuses entre les deux pays, en commençant par les revendications nationalistes qui ont été réprimées de façon virulente par l’autorité coloniale française.  Ce sont des pages sombres de notre histoire qu’il importe d’exhumer et d’en parler. C’est une entreprise de longue haleine et de toutes les façons, les esprits ne sont ni préparés ni disposés. En plus, la volonté politique n’y est pas. Enfin, de  quelle relation décomplexifiée, décomplexée parlez-vous  dans un environnement caractérisé par des formes émergentes d’impérialismes toujours plus sophistiquées et plus subtiles ? Permettez-moi de vous dire que nous sommes aujourd’hui curieusement plus dominés que nous ne l’étions sous le système colonial. Il faut éviter les apparences trompeuses. Les firmes multinationales nous dominent et nous exploitent autant sinon plus. Les Grandes puissances nous assujettissent par institutions internationales interposées (FMI, BM, OMC, etc.). La mondialisation à son tour nous expose à toutes sortes d’influences extérieures qui contribuent à réduire notre souveraineté. Il n’y aura pas de partenariat gagnant-gagnant tant que l’Afrique ne sera pas sujet de son histoire. 
© Mutations : Propos recueillis par Georges Alain Boyomo
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