Les élections françaises étaient largement suivies en Afrique du Sud
et, évidemment, dans ce que l’on appelle l’Afrique francophone, et pour
cause. Apres ce qui s’est passe aux Etats-Unis en novembre dernier,
beaucoup avaient peur qu’un autre pays important - et qui a tant apporte
au monde - ne bascule à son tour dans les sombres prisons du
national-populisme et du crypto-fascisme si typiques de cette ère de
revanche - la revanche des “petits blancs”. La défaite de
l’extrême-droite aidant, l’air n’est plus aussi moisi qu’il y a
quelques jours.
Victoire politique, défaite culturelle
Beaucoup espèrent qu’Emmanuel Macron n’aura pas fait que soulever de
la poussière; qu’il sera porteur de vraies espérances, celles qui
permettront de rouvrir le futur pas seulement à l’échelle de la France,
mais aussi à l’échelle planétaire, puisque c’est aussi à ce niveau que
se joue désormais le sort et de la France elle-même, et du monde.
Sur le plan interne, les défis auxquels le nouveau Chef de l’Etat
fait face sont en effet colossaux. La violence causée par des décennies
de politiques d’austérité a fini par ébranler le tissu social. Ces
politiques ont conduit, entre autres, à la montée inexorable des
inégalités, à la stagnation, voire la baisse du revenu des ménages, au
déclassement social, à l’insécurité individuelle et à la vulnérabilité
tous azimuts parmi les couches les plus précaires de la société. L’on
s’en rend désormais compte, tous ces facteurs constituent des germes
d’un radicalisme de type éruptif, qui lui-même prend sa source dans un
messianisme purement négatif.
Emmanuel Macron devra faire face à cette forme viscérale de
radicalisme à un moment où le Front National a d’ores et déjà enregistré
une victoire culturelle substantielle. Une partie de ses idées, de ses
imaginaires de la nation et de ses frontières, bref de sa
représentation du monde sont désormais largement disséminées au sein de
la société. Une très large part des forces vives de la France a plus ou
moins intégré dans son propre univers mental cet imaginaire à un point
tel qu’il fait aujourd’hui partie du sens commun. C’est le cas des
pulsions xénophobes, de la réarticulation des clivages idéologiques
autour du rapport aux frontières, d’une mythologie proprement religieuse
de la laïcité, d’une définition ethno-confessionnelle de la
citoyenneté, bref de la sorte de culturalisme qui sous-tend de nos jours
le projet de rétractation identitaire. La défaite culturelle de l’idée
d’une France-Monde et l’incapacité de la gauche à s’opposer frontalement
au racisme a laissé le champ ouvert à un ethnocentrisme nombriliste et à
une conception autoritaire de la culture. Or, de la même manière que la
crise écologique, la culture ne semble guère occuper une place éminente
dans le projet d’Emmanuel Macron.
Le syndrome postcolonial
Venons-en à ce que signifie cette élection pour l’Afrique. Beaucoup
d’entre nous rêvent du jour où les Africains s’intéresseront aux
élections françaises exactement de la même manière qu’ils s’intéressent
aux élections indiennes, allemandes, turques ou américaines. Je trouve
tout à fait névrotique le surplus d’affect que ceux-ci accordent aux
jeux politiques français alors même qu’ils ne sont pas des citoyens
français. Je trouve déshonorante et humiliante la manie qu’ils ont de
vivre par procuration leur existence politique, de reporter sur
l’ancienne puissance colonisatrice leurs fantasmes et leurs espérances
avortées. Qu’ils s’imaginent que leur sort dépend entièrement de la
France est symptomatique d’une conscience profondément malheureuse et
aliénée, d’un esprit de défaite manifeste et d’une grave intériorisation
de la servitude.
Il faut à tout prix sortir de ce syndrome postcolonial. C’est lui qui
nous pousse constamment à chercher à nous défausser de nos
responsabilités et, par conséquent, à livrer le sort de nos peuples à
des puissances étrangères. Beaucoup se posent la question de savoir si
la politique africaine de Macron suivra un cours diffèrent de celui de
ses prédécesseurs. J’ai attentivement étudié les déclarations du
candidat Macron et de son conseiller aux affaires internationales,
Aurélien Lechevallier.
Une politique suicidaire
Le discours est lisse. Le fonds reste le même. “Relations
transversales”? Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Ambition
“plus large”, celle d’un “grand partenariat entre l’Europe, l’Afrique et
la Méditerranée”? Combien de fois dans le passé n’a-t-on entendu parler
de ça? “Routes de la liberté et de la responsabilité”? Comment cela
rime-t-il avec la militarisation des frontières et la multiplication des
camps? “Renforcer l’espace francophone notamment dans sa dimension
économique”? Où est la culture? Où sont les arts et les lettres? Où sont
les idées? Comment, de façon créative, dénationaliser cette
langue-monde dont nous sommes tous devenus, par accident, des héritiers?
Manifestement, pour ce qui nous concerne, les questions doivent être
posées autrement. Pourquoi voulons-nous que la France change un système
et des dispositifs qui, du moins sur le court terme, lui assurent tant
de profits à la fois financiers, militaires et symboliques? Au nom de
quoi? Tout comme Barack Obama hier, Emmanuel Macron n’a pas été élu par
les Africains. Strictement parlant, il ne leur doit rien, et c’est bien
ainsi. Il a été élu par les Français, et ce sont les intérêts de la
France qu’il a pour devoir de protéger avant tout. De toutes les façons,
qui faut-il blâmer en dernier ressort si les Africains s’avèrent
incapables de choisir librement leurs dirigeants et si ces derniers,
comme à l’époque de la Traite des esclaves, n’ont d’yeux que pour leurs
intérêts privés et non ceux de leurs peuples? Quand comprendrons-nous
que rien ne changera dans la relation entre l’Afrique et la France tant
que les Africains ne se réveilleront point; tant qu’ils ne
s’organiseront point collectivement; tant qu’ils ne se mobiliseront
point pour imposer un autre rapport de force entre l’Etat supposé les
représenter et la société, bref, tant qu’ils ne se décoloniseront pas
mentalement? Quant à ce que l’on nomme “la Francafrique”, le
voudrait-il, je doute qu’Emmanuel Macron puisse y mettre un terme.
Véritable sac de boue et de fiente, elle dessert pourtant, sur le long
terme, les intérêts de la France en Afrique. Mais on le sait, la
politique française en Afrique a longtemps été suicidaire. Elle ne
s’inscrit pas dans une véritable vision politique du monde qui vient.
A l’imagination historique, elle préfère des mythes dont la plupart
ont été forgées dans un passé colonial et raciste. Ce sont ces mythes
qui poussent la France a constamment donné quitus aux satrapies les plus
vénales et les plus brutales du continent. Tel est, en particulier, le
cas de l’Afrique centrale, ce cœur des ténèbres de la démocratie opus,
certains autocrates étaient déjà au pouvoir quand Macron n’avait que
quatre ans! On l’a vu, ils ont été les premiers à lui adresser des
“félicitations”. Le moment venu, ils espèrent lui appliquer, comme ils
l’ont fait avec succès avec tous ceux qui l’ont précède, la fameuse
technique de l’édredon. Ce sont ces mythes d’un autre âge qui poussent
également la France à renoncer, quand il s’agit de l’Afrique, à toute
capacité d’anticipation. D’un côté, elle ne sait ni ne veut prévoir. De
l’autre, ses choix sont toujours des choix à courte vue, gouvernés
qu’ils sont par la logique des contrats commerciaux.
Passer à autre chose
Cette sorte de diplomatie affairiste, qui ne sait plus distinguer
entre le public et le privé ou encore la raison mercantile et la raison
d’Etat - voilà le socle de la Francafrique. Ceci étant, la question
qu’il faut se poser n’est donc pas de savoir ce qu’Emmanuel Macron fera
pour les Africains, ou ce que les Africains sont en droit d’attendre
d’Emmanuel Macron. C’est plutôt de savoir ce que les Africains attendent
véritablement d’eux-mêmes. Que sont-ils prêts à sacrifier pour se tenir
debout par eux-mêmes et pour faire de l’Afrique son centre propre, sa
puissance propre, un vaste espace de circulation? Car, c’est en posant
les vraies questions qu’ils seront, peut-être pour la première fois
depuis la décolonisation, à même d’obliger la France à bien ouvrir ses
yeux, à regarder l’avenir, et éventuellement à changer de paradigme.
Tout le reste n’est qu’illusion.
Achille Mbembe
Achille Mbembe est membre de l’Académie américaine des arts et des sciences. Son dernier ouvrage, Politiques de l’inimitié, est paru aux Editions La Découverte en 2016.
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