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LA 6È LETTRE DE MARAFA À BIYA

Lettre ouverte à monsieur le président de la République sur les moyens de rendre légitimité et efficacité à nos institutions
Depuis le 14 avril 2013, le Cameroun a son Sénat. L’attente a été longue : dix-sept ans pour que la révision constitutionnelle du 18 janvier 1996 soit enfin suivie d’effets.
Cette attente, a-t-elle, de plus, été en partie déçue ?
Qui  voudrait contester la composition de la nouvelle institution n’aurait pas à chercher bien loin ses motifs : le corps électoral a été formé de conseillers municipaux au mandat expiré depuis juin 2012, et qui n’ont donc dû qu’à votre bon vouloir la prérogative de désigner 7 sénateurs sur 10 ; de surcroît, c’est le président de la République lui-même qui a désigné  les 3 sénateurs sur 10 restants.
Mais je ne rentre pas dans ces questions, car elles appartiennent déjà au passé.
Pour l’heure, je prends acte de la naissance de notre Sénat et je me félicite de deux avancées concrètes qu’elle apporte : le poids propre pris par les régions dans l’activité parlementaire, et surtout la mise en place d’un mécanisme institutionnel de transition en cas de vacance du pouvoir, élément essentiel de maintien de l’ordre et de la paix.
Et, me tournant vers l’avenir, je mesure le chemin qui reste à parcourir pour faire que nos institutions ne soient plus en grave décalage avec les réalités de notre pays et qu’elles recouvrent une vraie légitimité.
Le renouvellement de l’Assemblée nationale est un pas évident dans cette direction. Comme les conseillers municipaux, les députés ont vu leur mandat expirer en août 2012 et légifèrent depuis dans un vide inacceptable, sans plus tenir du peuple aucun titre pour le faire.
La tenue d’élections législatives doit donc intervenir dès que possible.
Cependant, dans le contexte nouveau, marqué par l’avènement du Sénat, elle doit être précédée d’une réforme cruciale : faire que tous les députés représentent un nombre de citoyens à peu près égal, conformément aux normes universelles applicables – dont la justification se passe d’explication.
En effet, les chiffres officiels* montrent que, sous l’effet conjoint de l’accroissement démographique et de l’exode rural, la répartition actuelle des sièges par région, fixée par le décret n° 92/013 du 15 janvier 1992, ne reflète plus équitablement la réalité démographique de notre pays.
Voici un état de ces disparités :
*Adamaoua : 10 sièges pour 1 015 622 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 101 562 habitants.
*Centre : 28 sièges pour 3 525 664 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 129 488 habitants.
*Est : 11 sièges pour 801 968 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 72 906 habitants.
Extrême-Nord : 29 sièges pour 3 480 414 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 120 014 habitants.
Littoral : 19 sièges pour 2 865 795 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 150 831
 habitants.
Nord : 12 sièges pour 2 050 229 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 170 852 habitants.
Nord-Ouest : 20 sièges pour 1 804 695 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 90 235 habitants.
Ouest : 25 sièges pour 1 785 285 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 71 411 habitants.
Sud: 11 sièges pour 692 142 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 62 913 habitants.
Sud-Ouest : 15 sièges pour 1 384 286 habitants, soit un ratio d’un (1) député pour 92 287 habitants.
En d’autres termes, à titres d’exemple, un député de la région du Littoral représente 2,4 fois plus de citoyens qu’un député de la région du Sud.
Au niveau des circonscriptions départementales, l’iniquité est encore plus évidente, en ce sens que certaines circonscriptions ont plus de sièges que d’autres, pourtant 5  voire 7 fois plus peuplées.
Les modalités pratiques de la modification de cette répartition est la responsabilité du gouvernement, mais les principes de bon sens qui doivent les inspirer sont les suivants :
Réaffirmer par la loi que l’Assemblée nationale doit être élue sur des bases démographiques.
Maintenir le nombre des députés à 180. Bien que l’article 15 de notre constitution le permette, accroître le nombre de députés serait malvenu. L’impératif de rigueur économique impose de réduire et non d’accroître les charges de fonctionnement de l’Etat, d’autant plus que la mise en place du Sénat induira déjà d’importantes dépenses. Une exception est envisageable : dans la logique du droit récemment ouvert aux Camerounais de l’étranger de participer aux élections présidentielles, un nombre limité de nouveaux sièges pourraient être créés pour les représenter.
Poser la règle qu’un député ne peut représenter un nombre de concitoyens inférieur ou supérieur à 25 % de la moyenne nationale. En cas d’écart constaté à l’occasion d’un recensement, la répartition des députés sera revue pour ramener l’écart dans l’intervalle de tolérance admis.
Appliquer la même règle à l’échelle des circonscriptions au sein d’une même région : un écart de plus de 25 % par rapport à la moyenne des circonscriptions donnera lieu à un redécoupage de celles-ci.
Mais accordez-moi la liberté, Monsieur le Président, de voir plus loin et plus large dans ma réflexion sur la nécessaire et urgente évolution de nos institutions.
La forme même de gouvernement de notre pays fait problème.
Largement modelée sur la Constitution française de la Vème République, la Constitution camerounaise met en place un régime « semi-présidentiel », comprenant un gouvernement responsable devant le Parlement (article 34) et dont l’action est dirigée par un Premier ministre (article 12).
Cet agencement constitutionnel a un effet non seulement sur le fonctionnement  politique de notre pays, effet qui peut se mesurer au plus ou moins grand enracinement de la démocratie, mais il a également un impact sur l’efficacité de l’action du gouvernement, c’est-à-dire sur sa capacité à mettre en œuvre le programme sur lequel le Président de la République a été élu.
Or, les avis sont unanimes – y compris le vôtre, si je me souviens bien -   pour désigner l’immobilisme comme la marque du Cameroun. En témoigne en particulier le retard pris dans la réalisation des travaux d’infrastructure et dans le lancement des grands programmes de lutte contre la pauvreté, pourtant budgétisés et financés.
Les hommes ne sont pas seuls en cause. Mes longues années au gouvernement, dans des fonctions parfois proches de vous, ne m’autorisent pas à mettre en doute vos intentions d’agir dans certains domaines, comme je ne peux nier les qualités indéniables de certains des premiers ministres sous l’autorité desquels j’ai servi.
C’est aussi la complexité et l’urgence des décisions que le chef de l’exécutif est amené à prendre dans notre pays, en particulier en matière économique, sociale, sécuritaire et environnementale, qui font problème ; et ce sont elles qui voudraient que le président de la République ait les moyens de conduire lui-même la politique de la nation. On pourrait ajouter, en renversant la perspective, que le peuple mérite que le chef de l’Etat qu’il a personnellement élu soit placé en première ligne de l’action politique et soit contraint de gouverner sans pouvoir se contenter de régner.
Une mesure courageuse et décisive d’adptation du régime pourrait être la suppression du poste de Premier ministre, qui placerait directement  sous l’autorité du président de la République l’action des ministres, ce qui est déjà le cas pour une petite poignée d’entre eux.
Elle entraînerait également l’absence de responsabilité du gouvernement devant le Parlement et, par corrélation, l’impossibilité pour le Président de la République de dissoudre le Parlement. La séparation plus nette des pouvoirs serait un facteur d’efficacité supplémentaire.
Afin de structurer un Parlement à même de travailler en bonne intelligence avec le Président de la République, il  conviendrait d’agir sur deux facteurs :
Le mode de scrutin dans le cadre des élections législatives et sénatoriales ;
La différenciation des pouvoirs entre l’Assemblée natonale et le Sénat.
S’agissant du mode de scrutin, il peut être envisagé de prévoir des formes différentes entre les  deux chambres.
Pour l’Assemblée nationale, on peut envisager un scrutin mixte ( par exemple 50/50) mêlant scrutin proportionnel de liste au niveau national (avec un seuil élevé, par exemple 7 %), et scrutin majoritaire à deux tours, pour maintenir le lien direct avec la population.
Pour le Sénat, on peut envisager un scrutin permettant une représentation accentuée des groupes sociologiques.
Sur le plan des pouvoirs, l’Assemblée nationale serait beaucoup plus axée sur la discussion et le vote des lois (elle aurait le dernier mot par rapport au Sénat) et le Sénat sur le contrôle de l’exécutif.
Il faut souligner que des régimes de ce type fonctionnent très bien depuis deux décennies dans les nouvelles démocraties sud-américaines comme le Brésil, le Chili et l’Argentine, sans aucune dérive dictatoriale et avec un grand dynamisme de l’action gouvernementale.
Ce ne sont bien sûr que des esquisses de pistes, et à ce stade l’enjeu n’est pas de discuter en profondeur des modalités pratiques.
Le véritable enjeu, c’est de prendre conscience que nous sommes dans une période exceptionnelle de l’histoire de notre pays : au cours des 15 prochaines années, la transition démographique portera la population à 35 millions. Pour faire face aux défis que ce bouleversement va entraîner, le Cameroun doit se doter d’institutions adaptées à notre culture qui favorisent en même temps l’efficacité gouvernementale et l’avènement d’une société de confiance, cadre indispensable à la prospérité et à la stabilité.
Marafa Hamidou Yaya

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