Voici comment annuler la chimérique problématique bamiléké et anglophone une bonne fois pour toute : poser le problème Duala/sawa1 et les autres.
Il s'agit de faire des soi-disant problèmes anglophones et bamilékés des problèmes camerounais tout court, de leur enlever leur cachet tribal d'une puanteur exécrable et annonciatrice de lendemains incertains et possiblement chaotiques.
Il s'agit aussi d'éviter que la question centrale de l'émancipation du Cameroun ne soit noyée dans des querelles créées de toutes pièces par les puissances d'argent afin de nous éloigner du premier de nos objectifs. Le problème duala doit être posé, tout comme doivent être posés les problèmes mbororos, bassa, banen, tupuri, tikar, etc., pour nullifier les problèmes bamilékés et anglophones qui encombrent les espaces discursifs et politiques et ne laisser dans notre champ d'action collectif que le problème camerounais.
Tous ceux qui ont un tant soit peu flirté avec l'histoire du Cameroun n'ignorent pas la place essentielle qui fut celle des Dualas dans l'histoire de l'espace territorial qui deviendra le Cameroun. Pour ceux qui l'ignorent, un bref rappel des faits historique accompagné de petites analyses est nécessaire.
La plupart des analystes retiennent surtout le traité duala-allemand du 12 juillet 1884, signé par les rois dualas et les représentants de l'Allemagne, comme le moment décisif qui transfère la souveraineté des natifs de la côte camerounaise aux Allemands. Ce que beaucoup ignorent c'est qu'il n'y avait absolument pas unanimité entre les leaders dualas pour la signature de ce fameux traité qui va créer sur nos terres un État de type européen, en lieu et place des États de type africain. Les Bonabelles (Bonabéri) par exemple ont catégoriquement refusé de signer cet accord inégal entre Allemands et eux. Et lorsque le drapeau allemand est hissé sur son territoire de commandement, le roi Kum'a Mbappe réagit énergiquement, ce qui conduira à la première guerre anticoloniale du Cameroun et, bien entendu à la martyrisation des populations autochtones. Le navire de guerre allemand, Olga, est dépêché sur les côtes camerounaises pour étouffer toute tentative de résistance à la colonisation allemande : Bonabéri est alors violemment bombardé, ses populations tuées sans discernement ; le contre-amiral Knorr débarque ses troupes à Douala et détruit le quartier de Joss. En violation du traité du 12 juillet qui leur interdisait expressément de commercer avec les populations de l'hinterland, les conquérants allemands vont par la force des armes incorporer plusieurs autres nations dans un vaste ensemble étatique plus tard dénommé Kamerun.
Après la signature des accords de 1884 les Allemands réalisent que la seule alternative pour la constitution effective de la colonie du Kamerun était la force des armes contre les Dualas. Pour que l'État de type occidental naisse dans cette partie de l'Afrique et pour que le projet colonial réussisse, il fallait réduire à néant l'influence des Dualas qui dominaient sans partage la politique et l'économie du pays. On imagine aisément le « lamberton » allemand de l'époque s'exclamer : « L'Allemagne s'engage sur les chemins de la colonisation du Kamerun avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant. Ce caillou, c'est la présence d'une minorité ethnique : les Dualas... Qu'un groupe homogène de populations nègres réunisse tant de facteurs de puissance et de cohésion n'est pas si banal en Afrique Centrale, au Cameroun, du moins, le phénomène duala est sans équivalent ». En effet, la domination des Dualas est alors totale, dans tous les domaines. Des siècles avant le traite du 12 juillet 1884, les Dualas étaient activement engagés dans le commerce international. Non seulement ils créent sur leur territoire un marché qui attirent les marchands venus de contrées lointaines, mais en plus, ils se déplacent eux-mêmes à la conquête de marchés extérieures en Afrique et en Europe. Il est notoirement connu que le roi Masè allait régulièrement à Potoki (Portugal en duala) vendre les produits locaux aux Européens. Une autre preuve de l'engagement des Dualas dans le négoce international, avant l'arrivée des Allemands, c'est signature de plusieurs accords commerciaux avec d'autres pays, notamment l'Angleterre.
Le colonisateur allemand atteint son objectif d'élimination de l'obstacle que constitue le « caillou » duala, en mettant sur pied une série de stratégies visant à la neutralisation des projets et ambitions politiques et économiques des Dualas. D'abord, l'administration allemande utilise la corruption pour diviser le leadership duala et le minimiser; elle fait des chefs des auxiliaires de l'administration qui ont un traitement salarial conséquent. On crée ainsi la dépendance. Ensuite, l'administration allemande décide en 1911 de les exproprier de leurs terres ; il s'agit alors de limiter leur influence économique. En effet, en les éloignant du port, on leur enlevait le contrôle effectif du commerce national et international, la source première de leur développement économique. Le rôle de « middle man » qu'ils jouaient depuis des siècles et qui permettait de générer des bénéfices substantiels s'envolait ainsi par la force d'un stylo administratif colonial. Enfin, l'administration allemande passe à la solution finale pour détruire le « caillou » duala et ouvrir la voie à l'exploitation des ressources naturelles et humaine du Kamerun : l'élimination physique du leadership. En un jour, le 8 aout 1914, et en plusieurs lieux, de Douala à Kribi, c'est le leadership sawa qui fut décapité. Douala Manga Bell, Ngosso Din, Madola et les autres leaders du Ngondo furent pendus ou fusillés après des procès iniques et grotesques.
La France qui prend possession du Cameroun oriental en 1916 continue et accélère la politique allemande de destruction des leaderships économiques et politiques dualas. L'administration coloniale décide unilatéralement de maintenir le statu quo sur la question des expropriations initialement engagées par les Allemands. Les Dualas, après quelques mouvements de résistance sur le terrain du droit allaient reconnaitre la perte définitive de leurs terres et immeubles. Implacable, l'administration coloniale française ne s'arrête pas en si bon chemin pour casser l'hégémonie économique des Dualas ; elle retire ou ne renouvelle pas les licences import-export qu'ils détenaient et les enrôle plutôt dans des emplois subalternes dans la fonction publique. Pour remplacer la bourgeoisie commerciale duala, on encourage l'immigration européenne. Les commerçants grecs ont répondu à l'appel et reçu toute sorte d'avantages administratifs au détriment des autochtones. C'est ainsi que la place commerciale camerounaise va être peuplée des Tsékenis, Zépol, Papadopoulos, Kalafatas, et consorts.
Pour briser le leadership politique de la menace Duala, la même administration récupère le jeune héritier du trône de King Bell, Alexandre Douala Manga Bell, que son martyr de père avait envoyé en Allemagne en 1902 alors qu'il n'avait que 4 ans. Il est retenu contre son gré à Paris sur recommandation du Gouverneur Fourneau qui écrit le 31 janvier 1919 : « II serait utile au moment de la signature de la paix de connaître exactement quels sont les desseins d'Alexandre Bell et dans le cas où il exprimerait le désir de venir au Cameroun de pouvoir discerner jusqu'à quel point nous pouvons compter sur sa collaboration. Dans ce but, il sera du plus haut intérêt de faire séjourner Alexandre en France pendant une période assez longue, avant de lui permettre de revenir à Douala... Si comme je le pense Alexandre a l'intention de revenir au Cameroun, il incombera au gouvernement français de lui faire allouer sur le budget de l'État la somme qui sera nécessaire pour couvrir les frais d'une année de séjour en France. »2 Pour sa francisation, entendez lavage de cerveau, on lui colle des espions du Ministère de l'intérieur, l'ancien Gouverneur de France au Cameroun, Fourneau, et l'administrateur en chef Réallon. Leurs différents rapports attesteront plus tard de ce que la « dégermanisation » du jeune prince était achevée. Rentré au Cameroun on l'empêche de s'asseoir sur le trône de son père de peur qu'il ne rallume la flamme nationaliste de ce dernier, en s'appuyant sur son peuple qui avait clairement exprimé son opposition au remplacement du colonialisme allemand par celui de la France. Ce n'est qu'à la veille de la deuxième guerre mondiale, en 1938, que les Français consentiront à laisser Alexandre Ndumbe Douala monter au trône des Bonanjo, pour ne pas perdre le soutien des Dualas face à la nouvelle hitlérienne.
Mis à part les individus, il y avait le Ngondo, organisation politique des Dualas qu'il fallait absolument neutraliser. En effet, farouchement opposé au colonialisme après l'experience de la cruauté allemande au Kamerun, le Ngondo envoie justement une pétition à la conférence de paix tenue à Paris en janvier 1919 entre les alliés pour liquider la première guerre européenne mondialisée ; ladite pétition rejette la proposition d'annexion du Kamerun par la France et plaide pour un régime d'autonomie pour le Kamerun. La position des Américains et des Anglais étant en ligne avec celle du Ngondo et un compromis est trouvé : le système de mandat sous lequel le Cameroun sera placé. On le voit, longtemps avant que la soldatesque coloniale française et néocoloniale camerounaise ne tue des milliers de militants de l'UPC, dans le Wouri, la Sanaga maritime et le Moungo, c'est le Ngondo et les leaders duala qui représentent la plus grande menace aux intérêts français au Cameroun.
La guerre des colons contre les Dualas qui se conjugue en assassinats politiques, attaques économiques et culturelles va se prolonger jusqu'aux premières heures de l'État néocolonial confié à Amadou Ahidjo. La colonisation française avait déjà réussi à les éloigner de la sphère économique, il ne restait plus qu'à les vider du domaine politique. Pour ce faire, les conseillers français du président illettré et faible de caractère (à ses débuts) vont le conduire sur deux pistes : (1) recruter des jeunes cadres sawas qui seront plus visibles que les chefs pour réduire l'influence de ces derniers. C'est ainsi qu'on voit apparaitre et rayonner les Eteki Mboumoua, Bwele Guillaume, Senga Kuoh, Samuel Eboua et consorts. (2) Mettre le Ngondo hors-la-loi en le déclarant « association tribale » en 1981.3 C'est le coup fatal : le Ngondo est paralysé et il ne s'en relèvera pas. Sa résurgence sous la présidence de Paul Biya n'a aucune incidence nationale ; c'est depuis lors une association tribale comme l'aura voulu Amadou Ahidjo en 1981.
La guerre des administrations coloniales, allemandes et françaises, et de l'État postcolonial d'Ahidjo contre les Dualas a réussi au-delà de toute espérance. Non seulement les Dualas ont perdu leur position hégémonique dans les affaires politiques et économiques du pays, mais ils ont été redéfinis par leurs bourreaux et ont accepté leur nouveau statut au point où leurs descendants ne savent absolument rien de leur passé industrieux. Les bourreaux les ont qualifiés de « pêcheurs »... artisanaux s'il vous plait ! Ce qu'ils n'ont pas été avant l'avènement de la colonisation.
Aujourd'hui, quelle est la position des Dualas sur l'échiquier politique et économique camerounais ? Ayant perdu leur puissance économique à cause d'une politique délibérée de l'État colonial et postcolonial, ils jouent des rôles politiques plutôt mineurs dans la distribution des ressources nationales. Mis à part les Laurent Esso, Moukoko Mbondjo, Narcisse Mouelle Kombi, Adolphe Moudiki et quelques autres, il y a peu de Dualas placés à des postes stratégiques dans la perspective de la succession à Paul Biya. En procédant à l'arithmétique tribale, on se demande, combien de généraux ou de colonels dualas il y a dans l'armée et qui contrôlent des places d'armes. Dans l'administration centrale et aux postes de directeurs généraux des entreprises publiques, combien en voit-on ? On peut estimer que les Dualas ont toutes les raisons du monde de se plaindre et revendiquer la part du gâteau national qui revient aux gens de Campo à Manfé.
Le problème duala ici posé n'est en réalité pas un problème tribal ; il est camerounais, tout comme les problèmes anglophone et bamiléké. Ces problèmes se posent avec acuité à la conscience nationale et demandent des solutions qu'on ne peut trouver que dans le cadre d'une conférence nationale souveraine. Posés séparément, les problèmes bamoun, manguissa, haoussa deviennent dangereux pour une future cohésion nationale. Ces éparpillements d'énergie sont de la diversion et font le jeu du véritable adversaire des populations du Cameroun, celui-là contre qui les leaders nationaliste kamerunais et camerounais d'hier étaient en guerre : l'ordre impérial capitaliste international.
J'encourage d'autres analystes à poser les problèmes Kirdis, arabes choas, pygmées, bafias, babanki, etc. C'est la seule façon d'éliminer la stigmatisation bamiléké et anglophone ; c'est après avoir posé tous les problèmes singuliers qu'on se rendra finalement compte que leur résolution passe par une action concertée de tous les ayants droit du Cameroun.
Lembe Tiky
Enseignant de sciences politiques à l'Université du Connecticut (USA) et auteur de Democracy and Democratization in Africa paru en mars 2014.
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1 Duala et Sawa se confondent dans cet article, l'un veut dire l'autre.
2 Richard Joseph, The Royal Pretender: Prince Douala Manga Bell in Paris, 1919-1922, in Cahiers d'Études Africaines, 54, XIV-2, pp. 339-358.
3 Ralph Austen, "Tradition, Invention and History: The Case of the Ngondo (Cameroon)." In: Cahiers d'études africaines. Vol. 32 N°126. 1992. pp. 285-309.
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