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UNE VIE D’OUVRIERS AU PORT DE KRIBI par Assongmo Necdem

Chinois et Camerounais se côtoient au travail et vivent séparés dans les camps où manquent jusqu’à l’eau potable pour ces hommes et femmes qui chaque jour réalisent ce projet structurant du Cameroun. 
Torse et pieds nus, le gaillard ne porte qu’un short d’un noir décoloré. Assis sur un tabouret à l’entrée de sa chambre, il avale d’une main le repas contenu dans une assiette qu’il tient de l’autre main. Du couscous de maïs qui baigne dans une sauce de pistache et de gombo assaisonnée de poisson fumé. Un plat que le robuste jeune homme, au tronc poilu, a lui-même concocté. Une fois son déjeuner terminé, le voilà qui saute dans son dortoir, enfile rapidement sa combinaison orange, ses bottes noires et son casque blanc. Bientôt 14h, l’heure de la reprise du travail, après la pose intervenue à 11h 30 sur le vaste site de construction du Complexe industrialoportuaire de Kribi. Ce dimanche 13 juillet est jour de travail ordinaire, puisqu’on travaille ici toute la semaine, de jour comme de nuit. 

Progressivement, le camp des nationaux se vident. Seuls restent les travailleurs du soir, ceux qui prendront le service à 18h 30. Des hommes sortent de toutes parts, vêtus de leurs équipements de protection individuelle. Ils évoluent seuls ou par petits groupes. Les uns regagnent leur poste de travail à pied. Les autres grimpent dans l’un des camions-bennes transportent les ouvriers pour des lieux plus éloignés. Le chantier est vaste et s’étend déjà sur une bonne partie des 26.300 hectares où sera construit le Complexe industrialo-portuaire. 
Pour l’instant, l’essentiel des travaux concernent le port en lui-même. Puis, il y a l’aménagement des quelques 35 km de voie d’accès qui relie le site portuaire au centre urbain de Kribi. La route a été ouverte en pleine forêt, avec ce que cela comporte comme terrassement, construction de quelques ponts sur des cours d’eau, etc. Le bitume est déjà posé par endroits. Mais plus loin, il faut affronter un chemin escarpé et poussiéreux. Ces jours-ci, les pluies se font rares dans cette partie de la côte atlantique du Cameroun.
Travaux d’Hercule
Dès l’entrée du port, l’ouvrage impose le respect du travail abattu. Difficile de croire qu’on est parfois une dizaine de mètres en dessous de ce qu’était le niveau du sol. En tout cas, les talus de part et d’autre de la voie informent sur l’ampleur des terrassements qui ont été effectués. Difficile également de croire qu’on a fait reculer la mer sur près de 50 hectares pour ériger la plateforme portuaire. Des bâtiments sont en construction. Le quai lui est déjà prêt et comprend un  terminal polyvalent et un terminal à conteneur. Il s’agit d’une zone de terre-plein couvrant 17 hectares, essentiellement recouverts de pavés. La première phase du port en eau profonde de Kribi est achevée à 96%. L’infrastructure est fonctionnelle et a déjà accueilli deux navires venus livrer des équipements. 
Promiscuité 
Ainsi se présente le chantier conduit par l’entreprise chinoise Chec. Des ouvriers travaillent sur le site depuis 2012. « Il y a environ 12 mois, on a atteint le pic de 1.300 employés, soit 55% de Camerounais et autres ressortissants africains, contre 45% de Chinois », indique Stéphane Tagne Simo, expert portuaire, responsable du pôle environnement à l’unité opérationnelle du Comité de pilotage et de suivi de la réalisation du complexe industrialo-portuaire de Kribi. Il s’agit d’une instance mise en place par le gouvernement camerounais. M. Simo Tagne ajoute qu’à une époque, 90% des travailleurs vivaient dans les camps d’habitation installés sur le site de la plateforme portuaire. Il y a le camp réservé aux cadres chinois, celui des ouvriers chinois et le camp où les ouvriers nationaux cohabitent avec les autres étrangers.
Sans compter le camp de l’armée qui garde le chantier. Le camp des nationaux est un alignement de huit bâtiments numérotés de A à H. Chaque dortoir comprend des chambres équipées chacune de deux lits métalliques à étages. Le camp a connu son heure de saturation. « A une époque, nous étions huit personnes par pièce. Deux personnes se partageait un lit », se souvient un conducteur de niveleuse. Les femmes devaient faire avec la promiscuité ambiante. Elles travaillent comme domestique dans les camps des Chinois. « Même si nous avons nos chambres, nous devons utiliser les mêmes toilettes que les hommes », confie l’assistante d’un cuisinier chinois.
Le camp s’est décongestionné avec le départ de plus de la moitié des ouvriers, puisque la première phase du port tire maintenant à sa fin. Aujourd’hui, le chantier compte moins de 300 ouvriers, certains préfèrent vivre à Kribi. Beaucoup de lits se sont libérés dans le camp des nationaux. Plusieurs chambres accueillent désormais une ou deux personnes. Pour autant, les problèmes ne sont pas tous résolus. L’entreprise chinoise fournit gratuitement l’eau mais celle-ci n’est guère potable. C’est bien écrit et affiché près des adductions. « Cette eau crée même des maladies de la peau. J’en ai été victime », affirme une résidente du camp. Les toilettes sont externes et leur état n’est pas moins un motif de plainte pour les travailleurs. 
Les latrines ont été conçues tel qu’elles sont alignées sur une espèce de canalisation dans laquelle les usagers se soulagent. Il faut ensuite verser de l’eau pour que tout s’en aille. Ce qui est parfois loin d’être simple. « Les toilettes ne sont pas propres, car parfois vous versez de l’eau, mais une partie des excréments reste sur place ou alors va s’arrêter au niveau d’une autre latrine », se plaint une habitante du camp. La mauvaise odeur qui se dégage des toilettes ce dimanche laisse songeur sur leur entretien. Dès l’entrée, il faut marcher sur de l’eau qui s’étend le long du couloir. « Le service de nettoyage du camp ne passe pas tous les jours », confie une résidente.
La question de l’eau potable et des toilettes a été posée lors de la grève des travailleurs du port en eau profonde de Kribi. Selon Stéphane Tagne Simo, il est presqu’impossible de produire de l’eau potable sur place. Celle qui sort de terre est d’une qualité si mauvaise que les efforts de la traiter ont été vains. Les  travailleurs n’ont donc pas d’autre choix que de se débrouiller par eux-mêmes. « Ma co-chambrière et moi ramenons l’eau de Kribi chaque fois que nous y allons. Nos salaires ne nous permettent pas d’acheter tout le temps l’eau minérale, donc nous nous rabattons sur l’eau du robinet », explique une jeune travailleuse. Dans un coin de sa chambre, de vieilles bouteilles de 10 litres sont rangées et servent à stocker la précieuse eau.
Côté confort, c’est encore le système D. « Chaque employé reçoit une natte, un couvre-lit et une couverture. Le traitement est le même pour les ouvriers chinois », prévient un jeune manoeuvre. Alors les employés qui voulaient mieux ont apporté une moustiquaire, un matelas, un téléviseur ou encore le nécessaire pour se faire à manger. Un réchaud à pétrole ici, une plaque à gaz plus loin. Une vaisselle sommaire ne manque pas évidemment. Il y en a qui ne lésinent pas sur les moyens pour être à l’aise. Comme ces deux jeunes filles qui vivent dans la seule chambre dotée d’une antenne Canalsat. Elles ont installé un petit plafonnier. L’une d’elles dispose d’un ordinateur portable. Leur chambre est équipée de troncs d’arbres qui servent de table et de chaises. Tout ça paraît bien exotique. 
Dans un autre dortoir, les occupants rangent leurs effets dans des boxes en contreplaqué. D’aucun ont monté un attelage pour accrocher leurs vêtements. Il y a également des résidents qui se contentent du confort minimum offert gratuitement par l’employeur. Mais les services sont payants au club du camp. Il s’agit en réalité d’un bar-restaurant tenu par la femme d’un sous-préfet, dit-on. Un téléviseur trône dans la grande salle. L’appareil est relié une seconde antenne Canalsat. Beaucoup de résidents passent leur temps libre ici. Au-delà de l’amélioration des conditions de travail, les employés continuent le plaidoyer auprès de  l’entreprise chinoise pour leur immatriculation à la Caisse nationale de prévoyance sociale (Cnps). La grève a été inefficace. Et beaucoup ne demandent plus  que la sauvegarde de leur gagne-pain ; surtout que des nombreux ouvriers doivent renouveler leur contrat de travail tous les trois mois. En plus, les compteurs seront mis à zéro et de nouveaux recrutements seront lancés pour la deuxième phase de construction du port. Elle devrait débuter en janvier 2015, a dit Louis Motazé, président du Comité de pilotage et de suivi de la réalisation du complexe industrialo-portuaire de Kribi.
Survie
« Nous tenons ici par la grâce de Dieu. Finalement l’essentiel c’est de gagner sa vie », explique un manoeuvre âgé de 38 ans, ancien pompiste. Pour lui, le projet de Kribi a été une boue de sauvetage. « Ici c’est mieux qu’à station-service où les hydrocarbures vous tuent à petit feu », dit-il. L’homme est donc parti à la recherche d’un mieuxêtre pour lui-même, sa femme et leurs trois enfants restés à Bamenda. Cet ouvrier est payé à 480 F.Cfa l’heure. Avec les heures supplémentaires du week-end, son salaire mensuel s’élève à 108.000 F.Cfa. « Je ne paie ni loyer ni facture d’eau et d’électricité. Je vis avec le strict minimum et j’envoie le reste de mes revenus à ma famille », confie-t-il. 
85.000 FCfa à la fin du mois, ce n’est déjà pas mal, avoue ces travailleuses de maison, âgées de 23 et 24 ans. L’opportunité de travail s’est présentée alors qu’elles chômaient à Kribi après avoir quitté les bancs du secondaire à Kribi. Idem pour ce garçon de 21 ans, frêle en apparence, qui travaille sur le chantier depuis 6 mois comme maçon. « A Douala, je gérais une boutique et je gagnais peu », lance-t-il, un sourire en coin. Le jeune homme rejoint son poste de travail avec un sachet de whisky pour son chef chinois. « Il me l’a demandé car nous nous entendons bien », dit l’ouvrier. Malgré la rudesse de la vie, une communauté des destins a fini par se créer sur le port.
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