Le 19 février 2013, l’enlèvement de la famille Moulin-Fournier d’origine française marque une étape charnière dans la série des attaques qui menacent la sécurité dans l’Extrême Nord du Cameroun. Malgré la revendication de cet enlèvement par des hommes se réclamant de Boko Haram, des doutes persistent au sein de l’opinion sur l’identité réelle des auteurs de ces forfaits.
Ce scepticisme est alimenté par le flou qu’il y a autour la couverture médiatique de ces attaques et la communication qu’en font le gouvernement et les élites politiques qui ne ménagent aucune hypothèse sur l’identité des assaillants. On observe finalement une opinion publique divisée où chacun va selon sa sensibilité et les éléments factuels dont il dispose pour indexer les responsables des attaques dans le septentrion.
De l’accusation directe de la Secte islamiste Boko Haram aux suspicions sur une machination de l’occident en passant par l’argument sur une rébellion interne qui viserait à fragiliser le pouvoir centrale de Yaoundé, toutes les théories émergent et se concurrencent dans l’espace publique pour établir les responsabilités. Jamais l’opinion camerounaise n’a été aussi partagée sur une question comme celle-ci et les récentes révélations du tabloïde français Médiapart renforcent ce clivage.
Le propos de cette réflexion est de faire un tour d’horizon de ce qui se dit autour des entrepreneurs de l’insécurité dans le septentrion en passant au crible d’une analyse les différentes théories qui fleurissent dans l’espace publique camerounais. Réflexion qui s’articulera respectivement autour de la présentation des causes dites endogènes et exogènes, soumises à l’épreuve des faits et des indiscrétions glanées auprès des acteurs impliqués de près ou de loin dans le conflit.
Qui est derrière les attaques perpétrées contre les populations et les forces armées dans l’Extrême Nord du Cameroun ?
C’est Le fameux jeu d’énigme auquel se livre actuellement l’opinion publique camerounaise. Force est de constater que jusqu’ici, aucune réponse ne fait consensus et chacun campe sur ses positions en présentant chaque fois des éléments on ne peut plus pertinents pour étayer son analyse. Hommes de médias, chercheurs, experts, acteurs politiques, cardes de l’administration, leaders d’organisation, hommes de la rue, écrivains, chefs religieux et même traditionnels, livrent des analyses suffisamment argumentées, documentées et exemplifiées pour convaincre plus d’un auditeur, lecteur ou téléspectateur. Mais ce qui divise, c’est l’énigmatique interrogation sur les responsables de la crise sécuritaire observée dans le septentrion : Est-ce Boko Haram ? Est-ce une manœuvre savamment orchestrée par l’occident ? Est-ce le fait d’une mutinerie dans l’armée camerounaise ? S’agit-il des acteurs du grand banditisme dans l’Extrême Nord qui agissent désormais sous la bannière Boko Haram ou faut-il y voir les jalons d’une rébellion armée, financée par des élites politiques camerounaises ou étrangères, qui tenterait de renverser le régime en place pour
conquérir le pouvoir ? Des plus saugrenues au plus savantes, toutes ces questions sous-tendent les différentes analyses qui sont proposées par ceux qui manifestent un intérêt pour la question de l’insécurité dans le septentrion. Ces analyses sont riches d’enseignements et de révélations.
Nous les avons recueillies, organisées pour ensuite analyser leur pertinence à la lumière des données que nous avons à notre disposition. Ce travail nous a permis de regrouper en deux catégories les diverses théories ou explications sur l’origine des attaques perpétrées dans le septentrion. Il y a d’abord les théories dites exogènes qui s’attèlent à démontrer que la menace à la sécurité dans le septentrion viendrait de l’extérieur du Cameroun, et les théories dites endogènes qui révèlent que l’insécurité dans le septentrion est le fait des éléments intérieurs qui trouvent leurs racines sur le territoire national. Nous allons respectivement les désigner, très schématiquement, par les « Out », pour les théories dites exogènes et les « In » pour les théories dites endogènes.
Les "Out"
Nombreuses sont les analyses qui soutiennent que la crise sécuritaire observée actuellement dans le septentrion serais ourdie soit par des acteurs connue en l’occurrence Boko Haram, Ansaru, soit par des puissances étrangères qui agiraient dans l’ombre pour renverser le pouvoir centrale de Yaoundé et contrôler le territoire camerounais. Mais il importe de soumettre ses différents points de vue à une analyse rigoureuse pour en évaluer le bien-fondé.
Boko Haram s’attaque au Cameroun
Ce titre à fait la une de la quasi-totalité des médias, aussi bien la presse écrite, la radio, que les télévisions nationales et internationales. C’est la thèse la plus rependue au sein de l’opinion et elle représente même la position officielle du gouvernement au point où le président Paul Biya a fait de Boko Haram, l’ennemie à abattre1. C’est depuis octobre 2012 que l’Extrême Nord du Cameroun est infiltré par le groupe Djihadiste Boko Haram qui y mène des raids réguliers dans les villes de Fotokol, de Makary, de Dabanga et de Kousserie2. Ces différents raids s’étaient d’ailleurs soldés par la décapitation, en octobre 2012, d’Abba Djidda Alhadji, maire-adjoint de Makary près de Fotokol3. Mais ce forfait n’avait pas été aussi médiatisé que l’enlèvement de la famille française en février 2013. Lequel a alerté l’opinion publique sur les évènements dans l’Extrême Nord. Un responsable sur toutes les lèvres : Boko Haram. Jusqu’ici, il faut admettre que le gouvernement camerounais niait toute incursion de la secte islamiste en territoire camerounais. Mais le rapt des expatriés a provoqué un tollé qui a conduit le gouvernement à retourner sa veste en accréditant l’hypothèse d’une infiltration de Boko Haram. Essayons de comprendre les fondements de cette thèse.
En Mai 2013 dans le cadre de l’état d’urgence décrété dans trois Etats du Nord Est (Borno, Yobe et Adamawa), la Joint Task Force mise sur pied par le gouvernement Nigérian, engage une vaste offensive contre la secte Boko Haram. Objectif : prendre possession de la région Nord Est du Nigéria et éliminer les combattants de la secte islamiste. Cette stratégie contribue à repousser les terroristes à la périphérie Est pour trouver refuge dans des villes plus ou moins voisines ou encore de l’autre côté de la frontière camerounaise. Par ailleurs, la férocité de l’attaque aussi bien de l’armée que des groupes djihadistes, a entrainé un afflux de réfugiés nigérians dans l’extrême Nord du Cameroun, occasion rêvée pour les membres de Boko Haram de se dissimuler dans les populations qui traversent la frontière4. Le tout favorisé par la proximité géographique et culturelle entre les populations des deux pays puisque la plupart des habitants situés de part et d’autre du Mayo Sava appartiennent à l’aire socio-culturelle Kanuri. Ce groupe culturel coexiste avec les Arabes Choas, les Guiziga, les Kirdi, les Kotoko, les Moudang, les Mofou, les Mousgoum et les Peuhls. Ainsi, la pression des forces armées nigérianes sur la secte islamiste aurait entrainé un déplacement et une extension de son théâtre d’opération vers l’Est. C’est ce constat qui a nourrit l’argument selon lequel l’Extrême Nord du Cameroun était à la fois une zone de replis stratégique et de ravitaillement (en Hommes, armes, biens et argent)5 de Boko Haram. Il faudrait ajouter à cela que le Kidnapping de la famille Moulin-Fournier a été revendiqué par Boko Haram qui exigeait en retour la libération de ses « frère » et « sœurs » écroués dans les geôles camerounaises et nigérianes. L’hypothèse sur la responsabilité de Boko Haram s’appuie aussi sur la lettre qu’a adressée Muhammad Ibn Muhammad Abubakar Ash Shekawi (Aboubakar Shekau), leader de Boko Haram, aux autorités nigérianes et camerounaises. Dans cette lettre, il menace le Cameroun pour son engagement dans le conflit en déclarant « vous les camerounais, on ne vous a pas attaqué et ne nous attaquez pas aussi. Si vous nous attaquez, comme je l’ai dit plus haut de toute personne qui nous attaquera, nous n’avons pas peur de qui que ce soit, où qu’il soit, partout dans le monde entier, nous allons combattre »6. En sus, un rapport d’enquête de l’International Crisis Group va même plus Loin et révèle que des combattants de Boko Haram seraient présents dans les régions de l’extrême-nord et du Nord-Cameroun, non seulement dans les villes de Kolofata, Kousseri, Mokolo et mais aussi à Yaoundé7.
Toutes ces données et bien d’autres qui n’ont pas été relayées ici, donnent du poids à la thèse selon laquelle c’est Boko Haram qui organise l’insécurité dans l’Extrême Nord. Mais si cette position très populaire (il faut le reconnaitre) ne crée pas le consensus au sein de l’opinion, c’est justement par ce qu’il y a certains points qui restent inexpliqués. C’est l’occasion de faire une analyse critique de cette théorie à la lumière de cette zone d’ombre (si vous permettez l’oxymore).
Si l’enlèvement de la famille française a été revendiqué par la secte islamiste, cela n’a pas été le cas pour les évènements qui ont suivi notamment le rapt en novembre 2013 du prêtre français Georges Vandenbeusch, celui des religieux italiens et canadiens en avril 2014, aussi des dix ressortissants chinois enlevés dans la nuit du 16 au 17 Mai 2014 et puis de l’enlèvement de dix-sept personnes parmi lesquels la femme du vice premier ministre Amadou Ali et le Lamido de la localité dans la matinée du 17 juillet 2014 à Kolofata. Aucune revendication solennelle de cette série de rapt. Tout de même curieux lorsqu’on sait que depuis le retour de l’exil en 2010, le groupe islamiste multiplie les campagnes médiatiques pour revendiquer ses asseaux et faire parler de lui. Son leader Aboubakar Shekau a même fait de la propagande médiatique un puissant instrument pour, à la fois, galvaniser ses troupes, attirer de nouveaux combattants de la cause djihadiste, présenter ses revendications et venter les exploits de sa milice. Pourquoi aurait-il subitement choisi de ne pas revendiquer les autres rapts et attaques perpétrés dans le septentrion du Cameroun ? Véritable ambiguïté quand on sait tout le spectacle qu’il y a eu autour de ces forfaits et qui aurait redonné des points à la force de frappe de Boko Haram. Selon certaines informations, le chef de la secte islamiste aurait même déclaré dans un média camerounais (Afrique Média, pour ne pas le nommer) qu'ils ne sont impliqués dans ces attaques ni de près ni de loin8.
A cette remarque, vient s’ajouter le fait que le mode opératoire traditionnel de Boko Haram est différent de celui observé dans les attaques au Nord Cameroun. Les cibles, les procédés et les moyens utilisés dans les attaques au niveau du septentrion ne se recoupent pas avec ce que les assaillants mobilisent dans les offensives au Nigéria. Ce qu’on observe dans l’Extrême Nord s’apparente beaucoup plus à du grand banditisme qu’à une réelle offensive terroriste9. Au Nord Est du Nigéria, les attaques de Boko Haram sont beaucoup plus de type kamikaze avec des explosions spectaculaires devant des mosquées, des Eglises, des universités, les postes de police et aussi dans les stades. L’objectif affiché est manifestement de frapper les esprits et de créer un climat de peur et d’insécurité. Par contre, les attaques qu’on observe au Cameroun sont toutes autres : braquage de domicile ici, règlement de compte par-là, quelques rapts sporadiques, attaques de brigades, etc.10 Bref les cibles et la façon de mener ces opérations tranchent avec les modes d’offensive traditionnelle de Boko Haram.Une autre réflexion est nécessaire sur la montée des attaques à l’intérieur du pays malgré le renforcement des troupes de l’armée camerounaise dans le septentrion. En effet, depuis la déclaration de guerre proférée solennellement par le président Paul Biya à Paris, le dispositif sécuritaire présent dans la partie septentrionale du Cameroun a été profondément renforcé et repensé. Un important arsenal a été déployé et près de trois mille hommes de différentes unités y ont été mobilisés pour sécuriser les frontières et empêcher les incursions de Boko Haram. Mais le constat qui s’impose est que malgré cet important déploiement, la secte islamiste continu de multiplier allégrement des attaques, à ternir en laisse toute une ville pendant des heures sans être inquiétée par qui que ce soit, et à se déplacer en cortège (08 véhicules et une cinquantaine de motos pour l’attaque de Kolofata11) sans éveiller le moindre soupçon ni susciter la moindre réaction des forces armées qui sont présentes. La question est donc de savoir si les milliers d’hommes mobilisés n’ont pas été nécessaires pour surveiller les frontières et sécuriser de l’intérieur le territoire national ? (à suivre)
Ces points d’ombre jettent le doute sur la thèse de ceux qui désigne Boko Haram comme le principal responsable de l’insécurité qui sévit au Nord Cameroun. Certains diront plutôt que les forfaits observés dans le septentrion portent la signature d’Ansaru.(A Suivre)
1 Le 17 Mai 2014, Biya Déclare depuis Paris la guerre à Boko Haram.
2 « Terrorisme : la menace Boko Haram aux portes du Cameroun », Jeune Afrique, 21 février 2013 ; Priscilla Sadatchy, « Boko Haram : le Nord-Cameroun dans la tourmente », Note d’Analyse du GRIP, Bruxelles, 3 juin 2014.
3 « Terrorisme : la menace Boko Haram aux portes du Cameroun », Jeune Afrique, 21 février 2013
4 Selon les chiffres de janvier 2014 du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), le nombre total de réfugiés nigérians au nord du Cameroun s’élèverait à 12 428. Ce chiffre est passé à 40 000 aujourd’hui avec la montée des attaques de la secte qui vise désormais à conquérir des territoires.
5 « Cameroun : Boko Haram recrute des jeunes à la frontière avec le Nigeria », Jeune Afrique, 3 avril 2014 ; « Le Cameroun, plaque tournant d’un trafic d’armes destinées à Boko Haram », Jeune Afrique, 4 avril 2014 ; « Terrorisme : la menace Boko Haram aux portes du Cameroun », Jeune Afrique, 21 février 2013 ; Cyril Musila « insécurité frontalière au Cameroun et dans le bassin de Lac Tchad », iFri, juillet 2012 ; « Dessous de la libération du prêtre français », Le septentrion info.
6 Dans une correspondance rédigée en Haoussa, le chef de la secte islamiste Boko Haram met en garde les autorités camerounaises sur leur implication aux côtés du Nigéria.
7 «Curbing Violence in Nigeria (II): The Boko Haram Insurgency », Africa Report n° 216, Rapport International Crisis Group, 3 Avril 2014.
8 « Cameroun - Attaque de Kolofata : Boko Haram nie son implication », www.africa24monde
9 Certains leaders de l’opposition camerounaise, notamment le Cameroon People Party, soulignent que s’il y a une telle divergence de modus operendis, se serait par ce que Boko Haram n’a pas d’agenda politique pour le Cameroun, qui ne lui servirait que de zone de repli et d’approvisionnement. Ce qui justifierait la singularité de la nature des attaques observées au Cameroun.
10 « Mai – Août 2014. Le bilan des attaques de Boko Haram dans l’Extrême-Nord », L’œil du Sahel, 21 Août 2014.
11 Ibid.
2 « Terrorisme : la menace Boko Haram aux portes du Cameroun », Jeune Afrique, 21 février 2013 ; Priscilla Sadatchy, « Boko Haram : le Nord-Cameroun dans la tourmente », Note d’Analyse du GRIP, Bruxelles, 3 juin 2014.
3 « Terrorisme : la menace Boko Haram aux portes du Cameroun », Jeune Afrique, 21 février 2013
4 Selon les chiffres de janvier 2014 du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), le nombre total de réfugiés nigérians au nord du Cameroun s’élèverait à 12 428. Ce chiffre est passé à 40 000 aujourd’hui avec la montée des attaques de la secte qui vise désormais à conquérir des territoires.
5 « Cameroun : Boko Haram recrute des jeunes à la frontière avec le Nigeria », Jeune Afrique, 3 avril 2014 ; « Le Cameroun, plaque tournant d’un trafic d’armes destinées à Boko Haram », Jeune Afrique, 4 avril 2014 ; « Terrorisme : la menace Boko Haram aux portes du Cameroun », Jeune Afrique, 21 février 2013 ; Cyril Musila « insécurité frontalière au Cameroun et dans le bassin de Lac Tchad », iFri, juillet 2012 ; « Dessous de la libération du prêtre français », Le septentrion info.
6 Dans une correspondance rédigée en Haoussa, le chef de la secte islamiste Boko Haram met en garde les autorités camerounaises sur leur implication aux côtés du Nigéria.
7 «Curbing Violence in Nigeria (II): The Boko Haram Insurgency », Africa Report n° 216, Rapport International Crisis Group, 3 Avril 2014.
8 « Cameroun - Attaque de Kolofata : Boko Haram nie son implication », www.africa24monde
9 Certains leaders de l’opposition camerounaise, notamment le Cameroon People Party, soulignent que s’il y a une telle divergence de modus operendis, se serait par ce que Boko Haram n’a pas d’agenda politique pour le Cameroun, qui ne lui servirait que de zone de repli et d’approvisionnement. Ce qui justifierait la singularité de la nature des attaques observées au Cameroun.
10 « Mai – Août 2014. Le bilan des attaques de Boko Haram dans l’Extrême-Nord », L’œil du Sahel, 21 Août 2014.
11 Ibid.
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