« Je reçois cette charge avec beaucoup d’honneur mais aussi avec beaucoup d’humilité, celle de quelqu’un qui n’est là que pour une période transitoire, celle de quelqu’un qui est conscient que le pouvoir qu’il détient appartient au peuple », Michel Kafando, nouveau chef d’Etat du Burkina Faso, le 18 octobre 2014.
- Le droit, la loi, la démocratie : arguments contre le misérabilisme du peuple Burkinabè
Après avoir longtemps été une clameur issue des entrailles d’une Afrique croupissant sous le joug colonial, le débattement d’un peuple entre les griffes des « pères de la nation » et l’écho des souffrances sociales induites par l’austérité des ajustements structurels, « Le Cri de l’Homme africain » dont parlait Jean Marc-Éla prend aujourd’hui une nouvelle forme, dans un nouveau temps, celui d’une Afrique dont les peuples croient au principe démocratique comme pouvant en grande partie résoudre leurs problèmes quotidiens. Même si la route est encore longue et semée d’embuches, Frantz Fanon peut en être satisfait, lui qui voulait que tout homme soit sujet de son histoire et un acteur du politique. Lui qui, très jeune, avait donné à son destin un but noble en ces termes : « Oh mon corps, fais toujours de moi un homme qui interroge ! ». Devise que ne renierait pas d’un iota un Engelberg Mveng, un Joseph Tchuindjang Pouemi, un Cheikh Anta Diop ou un Mongo-Béti, tellement ils comprirent le rôle et l’urgence vitale de la critique du néocolonialisme réel, de la résistance et de la vérité dans l’avènement d’une nouvelle Afrique. Evoquer ces illustres Africains aujourd’hui disparus ne revient pas signifier qu’il en existe point après eux qui ne méritent l’exaltation de l’œuvre intellectuelle dans le même sens, mais surtout à souligner leur exemplarité au sens où ils ont été cohérents pendant toutes leur vie dans leur choix de la justice et du salut du peuple africain.
Par conséquent, comprendre le sens du cri de l’homme africain au 21ème siècle, implique automatiquement le combat contre le néocolonialisme réel de nature endogène, exogène ou issue du croisement entre les deux. Les chefs d’Etats africains qui s’éternisent au pouvoir par des modifications constitutionnelles qui n’ajoutent aucun droit supplémentaire à leur peuple mais uniquement à eux-mêmes et à leurs soutiens internes incarnent la composante endogène du néocolonialisme réel. Leurs soutiens exogènes qu’ils soient des Etats, des associations ou des individus constituent la composante exogène du néocolonialisme réel qui concourt à faire des Africains les éternels « damnés de la terre ». La réponse que ces dynamiques doivent recevoir de tout Africain qui entend le cri de son peuple prend la figure d’un anti néocolonialisme de devoir sachant que le néocolonialisme réel désigne des formes actuelles et factuelles de colonialisme dans toutes ses dimensions ou dans une d’entre elles.
Dès lors, parler de populisme analytique parce qu’on soutient le peuple burkinabè qui exerce son droit de contestation et son droit de violence légitime sur une dictature trentenaire, ne fait honneur ni à la mémoire intellectuelle de l’Afrique résistante, ni à sa mémoire de lutte anticoloniale, ni au peuple africain, ni à la démocratie qui, en se définissant comme le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, évoque trois fois le peuple pour insister sur son essence populiste inaliénable. Une fois qu’on méprise le peuple, ses pratiques politiques et économiques parce qu’elles seraient non élitistes, manipulées, non expertes ou contre l’élite au pouvoir que nous soutenons via un tel positionnement, nous tombons tout de suite dans le misérabilisme analytique et l’intellectualisme dominateur des peuples africains. « Oh mon corps, fais toujours de moi un homme qui interroge ! » que nous a légué Frantz Fanon doit nous permettre d’être conscient tant de l’anti- néocolonialisme de de devoir qu’appelle le néocolonialisme réel, qu’à éviter de sombrer dans un anti néocolonialisme factice qui, parce que non fondée sur des faits tangibles et avérés comme indices d’un néocolonialisme réel, peut empêcher au peuple africain de saisir la dimension endogène du néocolonialisme réel et les responsabilités d’autres Africains du dedans sur le sort du continent.
Se focaliser sur le droit sans examiner le caractère injuste et antidémocratique des processus qui produisent celui-ci, revient à oublier que l’Etat-colonial qui a saigné l’Afrique avait pour base un droit international produit à la conférence de Berlin en 1885, que l’odieux système de l’apartheid était basé sur un droit et que toutes les dictatures subsahariennes ont de leur côté un droit mis au service du pouvoir à vie. Un tel droit n’organise plus la liberté de tous mais celle de ceux qui le produisent. Il devient un instrument de violence qui appelle la violence populaire réciproque dont le but, le cas burkinabé le démontre fort bien, est de dire que si les élites au pouvoir privatisent le droit, alors le peuple peut reprendre tous ses droits et faire la loi, c’est-à-dire la société. Autrement dit, devant une addiction au pouvoir dont la grammaire nécessite une psychanalyse dans le cas de nombreux présidents africains, faire la loi, objectif maintes fois caressé mais très souvent frustré par un droit antidémocratique, est ce que doit chercher à rendre le droit à la société africaine.
Les peuples latino-américains, même si leur histoire est singulière, ont depuis longtemps compris qu’ils détiennent le pouvoir et leurs pays allient désormais émergence économique et émergence du peuple comme acteur politique incontournable. Le nouveau cri de l’homme africain semble dorénavant celui d’un peuple qui comprend que l’émergence économique dont on parle ne saurait être réelle et émancipatrice sans celle de la liberté de l’homme africain, c’est-à-dire de la société africaine comme acteur principal de son destin.
- De l’utopie personnelle et conservatrice à l’utopie collective et critique
En proie et des pouvoirs qui aiment à s’enivrer des charmes de la souffrance humaine, le peuple burkinabè a fait de la rue le lieu où le peuple parle, agit et demande la transition à défaut de pouvoir le faire via les institutions acquises à la cause du pouvoir et au confort que l’élite veut perpétuel pour elle uniquement : la plume qui vient de graver sur la mémoire collective mondiale la charte et le timing de la transition politique au Burkina Faso le doit à une encre faite de la sueur du courage et du sang des morts pour la liberté. Que le système de Blaise Compaoré se reproduise dans le nouveau régime, que l’armée soit loin de renoncer à ses privilèges acquis après près de quarante années à la tête de l’Etat, que des interférences extérieures soient identifiées ici et là n’y changera rien : la transition a été forcée par le peuple burkinabè et ce ne sera ni la première, ni la dernière révolution où les éléments de l’ancien régime se retrouvent dans le nouveau par reproduction systémique liée à la forte inertie d’un pouvoir ayant mis longtemps en place et donc doté de multiples ramifications internes et externes. Le plus important est moins le caractère immaculé par rapport l’ancien système du nouveau régime que le fait d’avoir réalisé son vœu le plus ardent de respirer politiquement et socialement en changeant d’homme à la tête de l’Etat.
Le peuple burkinabè, comme d’autres peuples africains, a jusqu’ici vécu sous la férule d’une utopie individuelle et conservatrice. Individuelle parce que correspondant à la perpétuation au pouvoir d’un individu et conservatrice parce que ne concevant aucune alternative au régime en place et n’ayant pour unique objectif que conserver le pouvoir ad vitam aeternam par inflation de la réforme constitutionnelle pour reproduire indéfiniment la continuité du présent vécu par Blaise Compaoré devenu acteur et metteur en scène du droit. La révolution burkinabè, du moins, ce qui apparait comme l’étape populaire ou les soubresauts en longue période de celle enclenchée par Thomas Sankara, vient de transformer cette utopie individuelle et conservatrice en une utopie collective et progressiste. Une masse de femmes et d’hommes de tous les âges qui demande en cœur une alternance politique et la force par sa mobilisation s’inscrit dans le registre de l’utopie collective transformée en réalité.
Il est cependant fondamental, afin que la révolution soit un chantier politique permanent, que cette utopie collective devienne aussi une utopie critique. C’est-à-dire un état du peuple toujours vigilant, une nature de la politique toujours insatisfaite et un esprit du peuple burkinabè où la critique, l’interrogation, l’imagination d’alternatives et la vie associative tendent sans cesse vers le besoin toujours renouvelé de l’exemplarité démocratique. Le Burkina comme de nombreux Etats africains en est encore très loin mais il a le temps et l’avenir pour lui. Raison pour laquelle une utopie critique sous forme d’un ordre du monde qui refuse à tout pouvoir installé le privilège de devenir la fin de l’histoire du politique, de la critique et de l’alternance doit devenir l’identité remarquable de la révolution burkinabè.
Une telle posture sociétale exige un agenda qui, sans prétendre à l’exhaustivité, peut consister à construire une identité démocratique basée sur la science africaine de la communauté, de la solidarité, du partage du pouvoir, du vote libre et transparent, du dialogue comme instrument de sortie des conflits tout en restant intraitable sur les principes démocratiques que sont le pluralisme, la liberté individuelle et collective, l’alternance au pouvoir et la limitation des mandats à la tête de l’Etat. Comme quoi le peuple Burkinabè doit refuser que son corps ne devienne pour lui un obstacle, un embarras ou une sorte de point final au questionnement incessant qui pousse le politique à être toujours en quête d’excellence dans la gouvernance. Il se doit donc de faire sien cette demande de Frantz Fanon à lui-même : « Oh mon corps, fais toujours de moi un homme qui interroge ! ».
Thierry AMOUGOU, Université catholique de Louvain (UCL), Fondateur et Animateur du CRESPOL (Cercle de Réflexions Economiques, sociales et Politiques), cercle_crespol@uclouvain.be
Thierry AMOUGOU, Université catholique de Louvain (UCL), Fondateur et Animateur du CRESPOL (Cercle de Réflexions Economiques, sociales et Politiques), cercle_crespol@uclouvain.be
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