La semaine
dernière, nous avons publié une série de trois articles sur la diaspora
(Diaspora : introspection ou séance d’exorcisme collectif, Diaspora : le signal
positif qui vient de Chicago et Diaspora : les transes du nombrilisme).
Malheureusement, une erreur de mise en page a porté un coup fatal à la cohérence
du sujet. Une fois le fil conducteur brisé, le dernier article, un extrait de «
Un bantou à Washington » de Célestin Monga qui venait en appui aux deux
premiers s’est retrouvé totalement déconnecté de son contexte ! Il n’en fallait
pas plus pour doper le reflexe belliqueux des anti-Monga primaires ! Si notre
compatriote Lydie Seuleu a eu l’honnêteté de reconnaitre qu’elle n’a pas lu le
livre en question (ce qui ne la dédouane pas outre mesure), les autres -
Patrice Nganang en tête - comme d’habitude se sont érigés en procureurs pour
accuser l’enfant terrible de New-Bell de tous les mots de la terre ! Il n’y a
pas longtemps de cela, Le Père Ludovic Lado, depuis sa base de repli d’Abidjan,
lançait un vibrant appel au cessez-le-feu en ces termes : « les dérapages
comme celles qui opposent certains de nos meilleurs leaders d’opinion de l’heure
ne sont pas de nature à nous rassurer, non pas parce qu’ils n’ont pas droit à
la divergence d’opinions, mais bien parce que le ton et le contenu font frémir.
D’abord ils ne doivent pas oublier qu’il y a beaucoup de jeunes qui les
prennent pour modèles et c’est une responsabilité qu’ils se doivent d’assumer
avec crainte et tremblement ». Patrice lui, s’en fout des prêches du Jésuite
tout comme de Achille Mbembe, Mongo Beti et Célestin Monga ! Si pour Patrice
Nganang le citoyen camerounais modèle devrait ressembler ni plus ni moins a
Bibi Ngota de regretté mémoire (pour qui il a consacré un prix), il est certain
que les Jean-Marc Ela, Mongo Beti et surtout Pius Njawé se retourneront dans
leurs tombes !
A tous ceux
et toutes celles qui commentent un livre sans l’avoir jamais lu, nous proposons
ci-après une note de lecture qui malgré son parti pris apparent, resitue le
livre dans son contexte. Avec le naïf espoir que ceci débouchera sur un débat
enrichissant et constructif, nous souhaitons bonne lecture à tous et à toutes !
Célestin Monga : de la prison de
New-Bell à la Banque mondiale
Il y a des
attentes qui vous semblent insupportables. Après avoir appris par le net la
publication du dernier livre de Célestin Monga, « Un Bantou à Washington »
et l’avoir commandé dans une grande librairie de la place d’Abidjan, il a fallu
plus de deux mois pour qu’il arrive- je ne sais pas pourquoi. Mais je l’ai
finalement eu, et je l’ai dévoré en moins de deux jours. Un régal ! Un régal
esthétique d’abord, parce que Célestin Monga écrit très bien.
Mais le plus
grand plaisir pour moi a été de revisiter l’histoire récente de mon pays, le
Cameroun, et surtout de lire le témoignage d’un acteur majeur de tout le
mouvement démocratique et populaire du début des années 1990. Les Africains
francophones ont un défaut : ils ne témoignent que rarement, par écrit, sur
leur histoire récente ; et rendent possible toutes les impostures. Monga, lui,
a écrit, et nous permet de réfléchir sur le passé et d’évaluer le chemin
parcouru. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Célestin Monga a marqué l’histoire
du Cameroun par sa plume acérée. Jeune banquier plein d’avenir, il se met en
danger en commençant à exprimer sa passion pour l’écriture à la fin des années
1980 avec quelques essais - dont le très remarqué Un Bantou à Djibouti - et des
publications dans des revues panafricaines. Une passion liée à un malaise
diffus face à la situation globale du Cameroun postcolonial. Monga écrit:
« J’étais particulièrement troublé par la
conjonction des silences qui pesaient sur le pays. Silence social lié à une
sorte de pudeur mal placée : nos sociétés n’aimaient pas trop parler d’elles-mêmes.
Silence politique à cause du déficit d’idées nouvelles qui caractérisait le débat
public au sein d’une élite obsédée par le pouvoir et la jouissance. Silence
académique parce que ceux qui élaboraient les programmes scolaires et
universitaires étaient écrasés par de vieux complexes coloniaux. Ces silences
conjugués nous empêchaient de voir que nos difficultés économiques et
politiques n’étaient que les reflets de miroir d’une crise plus profonde des
systèmes sociaux, et donc de chacun d’entre nous. (...) Autour de moi, les
familles étaient souvent déshumanisées par l’intériorisation de la conscience
de la misère matérielle, ou hantées jusqu’à l’obsession par le syndrome du dénuement.
Fort logiquement, la fin justifiait les moyens. Un comportement récurrent que
je considérais comme le symptôme de cette indigence psychologique collective était
le traitement réservé aux malades au sein des familles : c’était à peine qu’on
leur accordait une quelconque attention. Retranchés derrière le fatalisme qui
gouvernait les consciences, on leur rendait rarement des visites à l’hôpital.
En revanche, lorsqu’ils décédaient dans un grand déficit d’amour et d’attention,
c’était le grand cirque : chacun se déchaïnait pour manifester bruyamment sa
compassion. On organisait de gigantesques concerts de pleureuses, barrant les
rues du quartier et de la ville comme preuve de chagrin. On courait acheter le
meilleur costume et le cercueil le plus cher pour l’enterrement. On organisait
des funérailles non pas à la noix de kola et au vin de palme mais au vin rouge,
au whisky et au champagne. Des millions étaient dépensés auprès des
restaurateurs-traiteurs pour des orgies collectives. Certains allaient même s’endetter
pour animer le spectacle. Car c’était l’occasion non pas vraiment de célébrer
la mémoire des personnes décédées, mais de montrer à tout le village qu’on n’est
pas n’importe qui, et qu’un grand n’est pas un petit. Cette étrange économie de
la mort me confirmait bien l’étrangeté de nos priorités. (...) L’inanité du
système éducatif s’énonçait avec d’autant plus d’acuité que la production des
idées tardait à se libérer de l’héritage philosophique encombrant de la
colonisation et de la lutte contre l’oppression. Rechignant à faire l’inventaire
du nationalisme et de ses obsessions idéologiques, beaucoup de chercheurs
restaient prisonniers d’une dichotomie stérile : soit ils concentraient leurs
efforts à hurler leur dépit superficiel aux anciens colons français notamment,
soit ils ambitionnaient simplement de séduire et de mimer l’action de leurs
anciens oppresseurs. (...) Les quelques rares vrais intellectuels qui me semblaient
avoir pris la vraie mesure de la situation évoluaient trop souvent en solo.
Enfermés dans leurs minuscules tours d’ivoire, communiquant rarement entre eux,
ils jouaient chacun sa partition et apparaissaient comme des singletons qu’on écoutait
par inadvertance. Repus de leur gloire solitaire et dérisoire, ils se
contentaient de pérorer chacun dans son coin, comme des âmes damnés. Le
Cameroun m’apparaissait comme le miroir brisé de mes ambitions naïves, comme le
résumé d’une Afrique paralysée par un face-à-face tragique : d’un côté, l’hédonisme
et le cynisme de la petite élite ayant réussi à tirer son épingle du jeu ; de l’autre,
l’autopessimisme et le nihilisme des personnes pauvres. (...)
Les deux camps étaient cependant d’accord sur quelques
urgences : la libération des désirs et la course effrénée aux plaisirs immédiats,
à l’enrichissement facile et à la prédation. »
Si je vous
assène une si longue citation, c’est pour vous montrer la profondeur de la réflexion
et de la lucidité de Monga face à l’ampleur de la crise que vivent nos
postcolonies, qui expliquent aussi les impasses des « alternances sans
alternative » dans d’autres pays africains. Célestin Monga arrive sur le
devant de la scène presque malgré lui. En décembre 1990, sur un coup de tête,
il écrit un papier d’humeur qui sera diffusé dans l’hebdomadaire privé « Le
Messager » sous le titre « Lettre ouverte à Paul Biya » Le
papier déplaït. Monga est arrêté. Un vaste mouvement de solidarité de la société
civile se mobilise pour lui, pour réclamer sa libération et le soutenir lors d’un
procès historique, qui a marqué ma génération. Face à la pression et après
quelques mois de prison, Monga est condamné à six mois de prison et à un
demi-million de FCFA d’amende. A sa sortie de prison, Monga découvre le vertige
de la célébrité. Il le décrit avec beaucoup d’humour. Mais il est très vite
congédié de la banque pour laquelle il travaille. N’ayant plus de ressources au
pays, il accepte la proposition de l’ambassadrice des Etats-Unis dans son pays,
Frances Cook, qui lui permet d’intégrer un programme d’études et de recherche à
Harvard. Pourquoi Monga va-t-il aux Etats-Unis, plutôt qu’en France ?
« Si je devais me faire tuer en exil, cela ne
se passerait pas en France. Je n’irais quand même pas me livrer pieds et mains
liés aux nostalgiques de la coloniale. Je n’aurais alors tiré aucune leçon des
erreurs de jugement de Mehdi Ben Barka et de Félix Moumié. Si je devais me
faire « suicider » par le pouvoir d’Etat, cela se passerait en un
lieu où il y aurait au moins un semblant d’indignation. Paris et la France ne
furent donc pas parmi mes destinations possibles. Ma mémoire était exagérément
lucide. »
Dans son
livre, Monga évoque une diaspora peu impliquée au pays et « les transes du
nombrilisme ». Il fait également le bilan de la « défaite » du
mouvement démocratique des années 90, au Cameroun et dans d’autres pays
africains. La première explication qu’il trouve est « le mépris souverain
de l’Occident à l’égard des transformations sociales en Afrique ». Un mépris
dont une des illustrations est l’engouement des intellectuels français pour
Lech Walesa en Pologne et leur désintérêt suspicieux pour un opposant comme
Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. Mais l’attitude de l’intelligentsia
occidentale n’explique pas tout.
« Malgré l’instauration d’un multipartisme
administratif, le discours public est demeuré unidimensionnel : les acteurs
politiques de tous les bords partageaient le même imaginaire. Incapables de
susciter des idées nouvelles, les opposants ont rejoint les gouvernements qu’ils
dénonçaient avec fureur ou se sont noyés dans l’aigreur. Ils ont bâti des
partis politiques centralisés et rigides qui ne se différencient des anciens
partis uniques ni par le degré d’exigence éthique, ni par le mode de
fonctionnement, ni même par la puissance idéologique. Cette similitude avec l’ordre
ancien a suscité le sentiment que le multipartisme africain n’est en fin de
compte qu’un système de multiples partis uniques. »
L’heure est
donc, plus que jamais, à « l’urgence de la pensée », selon l’expression
du professeur camerounais Maurice Kamto. L’heure est à la création patiente de « majorité
d’idées ». Comment
le faire ?
Monga y répond en s’impliquant dans le projet d’une université communautaire
privée, l’Université des Montagnes, à Bangangté, dans l’ouest du Cameroun. Le
principal regret que j’ai eu en lisant ce livre qui a coûté plus de 10 000 FCFA
est que de nombreux Camerounais et Africains n’auront pas les moyens de le
lire. L’éditer (aussi) localement aurait divisé son prix par trois et lui
aurait donné une chance de pénétrer profondément son marché naturel. Cela dit,
j’invite tous ceux qui en ont les moyens à acheter, à lire et à faire lire "Un
Bantou à Washington". C’est un livre essentiel pour la réflexion sur l’Afrique
contemporaine et ses défis. Aucun compte-rendu de lecture ne pourrait remplacer
le livre lui-même.
Théophile Kouamouo, 17/02/2008
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