(A la mémoire de Charles Ateba Eyene afin que le livre demeure une œuvre d’interrogation massive et illumine le monde).La récente brouille entre l’auteure de « Lettre à Tita » et son éditeur, L’Harmattan a inspiré au journaliste Souley Onohiolo en service à la rédaction du Messager Yaoundé un exercice à faire faire par les élèves de sixième dans notre pays. Cet exercice consistait tout simplement à définir le livre. Qu’est-ce qu’un livre ? Il fallait alors pour nos bouts de chou donner les caractéristiques suivantes : Le nom de l’auteur, maison d’édition, date du dépôt légal, le code « ISBN », le code barre (permet de ranger livre dans une salle de documentation) le nombre de pages. Les nombreuses publications sur la scène livresque du Cameroun nous obligent à rouvrir l’interrogation même si les lecteurs n’en ont pas conscience, même si les éditeurs renâclent encore, même si les libraires demeurent inertes malgré leur inquiétude. Posons-nous la question fondamentale voire fondatrice du livre en lui-même : qu’est-ce qu’un livre ?
Cette interrogation loin d’être neuve est formulée explicitement en 1798 par Emmanuel Kant dans « Les principes métaphysiques de la doctrine du droit ». La première raison de l’intérêt de Kant dans cette question croit-on savoir est sa participation au débat sur la propriété littéraire, les contrefaçons de livres en Allemagne depuis 1773. Ce débat qui a impliqué entre autres philosophes et poètes, tient aux traits spécifiques de l’activité d’édition dans l’Empire germanique où la fragmentation politique impose de très fortes disparités, et où la légalité ne vaut que pour des territoires particuliers, parfois réduits, celui d’une cité-Etat ou d’une petite principauté… La reproduction des œuvres hors de cette souveraineté ayant accordé leur privilège aux libraires, imprimeurs, éditeurs, est massive. Si elle est tenue comme juridiquement légitime par les libraires qui sont situés dans d’autres Etats, elle est considérée comme intellectuellement illégitime par les auteurs et leurs premiers éditeurs qui se considèrent comme injustement spoliés de leurs droits.
Pour Kant, mais aussi pour d’autres, il s’agit donc de formuler les principes capables de fonder la propriété des auteurs sur leurs écrits, indépendamment des privilèges octroyés par des princes. Il s’agit de faire reconnaitre la rémunération des auteurs par leurs éditeurs, non pas comme une faveur ou une grâce, mais comme une juste rétribution du travail de l’écriture fondateur de la propriété intellectuelle.
Il y a une autre raison à la question que Kant se pose à lui-même dans « la doctrine du droit » : qu’est-ce qu’un livre ? Cette question peut surprendre parce qu’elle est l’objet même de la doctrine philosophique du droit que Kant veut établir. Décrire des principes universels a priori, faisant abstraction de tout objet particulier. Si Kant vient justement à considérer un de ces objets, le livre, c’est que pour lui, celui-ci pose un problème spécifique au sein de la classe des contrats. Comme produit matériel, opus mecanicum, le livre fait l’objet d’un droit réel défini comme le droit sur une chose qui en autorise un usage privé, partagé par tous ceux qui sont en possession de cette même chose. Dans ce cas-là les acheteurs des différents exemplaires d’une édition. Mais le livre est aussi un discours, donc l’objet d’un droit personnel, non pas réel, qui justifie une propriété unique et exclusive. Il peut être l’objet d’un contrat de procuration, autorisant la gestion d’un bien au nom d’un autre, sans que pour autant soit aliénée la propriété du premier possesseur.
La reproduction d’un discours n’est donc légitime que si elle est fondée juridiquement sur un mandat donné par l’auteur. A l’inverse, la propriété d’un exemplaire de ce discours, légitime
du point de vue du droit réel, est insuffisant pour justifier sa reproduction. Le livre est donc à la fois un bien matériel dont l’acheteur devient légitime propriétaire, et un discours dont l’auteur conserve la propriété nonobstant la reproduction. En ce second sens, le livre est entendu comme une œuvre qui transcende toutes ces possibles matérialisations. Selon Blackstone, un avocat qui a été mobilisé par les libraires londoniens menacés en 1710 dans leur revendication d’un copyright perpétuel et patrimonial sur les titres qu’ils ont acquis par une nouvelle législation qui limitait leur propriété à 14 années. Blackstone, mobilisé pour défendre leur cause, formule cette relation entre l’immatérialité perpétuée du discours et ses ultimes incarnations, matérialisations : « l’identité d’une composition littéraire réside entièrement dans le sentiment qu’est le langage. Les mêmes conceptions habillées dans les mêmes mots constituent nécessairement une même composition et quelle que soit la modalité choisie pour transmettre une telle composition, à l’oreille ou a l’œil, par la récitation, l’écriture imprimée, quel que soit le nombre de ses exemplaires, à quelque moment que ce soit, c’est toujours la même œuvre de l’auteur qui est ainsi transmise. Nulle personne ne peut avoir le droit de la transmettre ou transférer sans son consentement soit tacite, soit expressément donné ».
Au Siècle des Lumières…
Lors du débat mené dans l’Allemagne de la fin du 18ème siècle sur la contrefaçon de livres, Fichte dénonce, de manière neuve, cet apparent paradoxe : « la dichotomie classique entre les deux natures, corporelle et spirituelle, du livre ».
La dichotomie classique entre ces deux natures du livre, était l’objet de multiples métaphores depuis les 16ème et 17ème siècles, voire auparavant. A cette métaphore qui distingue une nature corporelle et spirituelle du livre, il en ajoute une seconde qui distingue, en toute œuvre, les idées et la forme qui leur est donnée par l’écriture. Les idées sont universelles par nature, par destination, par utilité. Elles ne peuvent donc justifier aucune appropriation personnelle. Celle-ci n’est possible et légitime que parce que : « chacun a son propre cours d’idée, sa façon particulière de faire des concepts et de les lier les uns aux autres… ». Ou encore : « Personne ne peut s’approprier ces pensées sans en changer la forme, aussi celle-ci demeure-t-elle pour toujours sa propriété exclusive ».
On voit que la forme textuelle, la singularité de l’écriture est l’unique, mais puissante justification de l’appropriation singulière des idées, telle que les transmettent les objets imprimés. Une telle propriété a un caractère tout à fait particulier puisqu’étant inaliénable, elle demeure, comme dit le droit, indisponible. Celui qui l’acquière, par exemple un libraire-éditeur, ne peut en être que l’usufruitier, le représentant, le mandataire obligé par toute une série de contraintes, ainsi la limitation du tirage de chaque édition.
On voit que les que les distinctions conceptuelles construites par Fichte doivent permettre de protéger les éditeurs contre les contrefaçons sans entamer en rien la propriété souveraine et permanente des auteurs sur leurs œuvres. Ainsi paradoxalement au 18ème siècle, pour que les textes puissent être soumis au régime de propriété qui est celui des choses, il fallait qu’ils fussent conceptuellement détachés de toute matérialité particulière.
Formulé dans les catégories philosophiques et juridiques des Lumières, la double nature du livre nous ramène au texte de Kant. En tenant l’imprimerie comme une nouvelle forme d’écriture et les exemplaires d’une édition comme des représentations de l’original, Kant inscrit sa réflexion dans un nouveau paradigme de l’écriture, dans un nouvel ordre du discours qui associe trois catégories fondamentales dont nous avons hérité : individualité, originalité, propriété. Le manuscrit de l’auteur, désigné comme original, devient alors le garant du discours que cet auteur adresse au public par l’intermédiaire de son représentant ou mandataire
Dès lors que l’œuvre est pensée comme immatérielle, toujours identique à elle-même, quelles que soient ses formes imprimées, c’est le manuscrit original, écrit de la main de l’auteur, qui en vient à attester le droit personnel de l’écrivain sur son discours. Un droit jamais détruit par le droit réel des acheteurs des livres qui font circuler les œuvres. On pourrait dire que, devenu le seul signe visible d’une œuvre immatérielle, le manuscrit de l’auteur doit, à partir de là, être conservé, respecté, révéré. Cette nouvelle configuration conceptuelle explique pourquoi ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du 18ème siècle que les manuscrits autographes existent en grand nombre. Ils sont aujourd’hui conservés soit dans les bibliothèques ou archives nationales, soit dans des archives littéraires. Si on suit l’exemple français, si les manuscrits d’auteurs ne sont pas rares après 1750, il n’en va pas de même pour les œuvres écrites antérieurement. Seules des circonstances exceptionnelles, expliquent, par exemple, la conservation de fragments autographes des Pensées de Pascal, rassemblées dans des liasses, mais qui ont été collées et réorganisées sur les pages d’un cahier ce qui rend difficile de les considérer comme le manuscrit original de l’œuvre…
Le rôle décisif des copistes est l’une des raisons de la disparition des manuscrits d’auteurs avant la mi-18ème siècle. Les manuscrits autographes n’étaient pas utilisés par les typographes qui composaient avec les caractères mobiles les pages du livre à venir. La copie qu’ils utilisaient était le texte mis au propre par un scribe professionnel, parfois par l’auteur lui-même, qui était envoyé au Conseil du Roi pour recevoir les approbations des censeurs puis la permission d’imprimer.
La fétichisation de la main de l’auteur, de la signature authentique, du manuscrit autographe, est la conséquence la plus forte de la dématérialisation des œuvres dont l’identité est située dans l’inspiration créatrice de l’écrivain, sa manière de lier les idées ou d’exprimer les sentiments de son cœur. La main de l’auteur est désormais garante de l’authenticité de l’œuvre dispersée entre les multiples livres, c’est l’unique témoignage matériel d’un génie immatériel.
Kant répond à la question « qu’est-ce qu’un livre » présupposant implicitement que ce sont les auteurs qui font les livres et que les livres ne sont que la matérialisation d’une œuvre idéale qui n’existe, dans sa forme la plus achevée, que dans l’esprit de son créateur et dont la manuscrits autographes seraient la moins imparfaite des représentations. Pour Kant, ce sont les auteurs qui font les livres. Mais ne peut-on pas inverser la proposition et penser que, dans de nombreux cas, ce sont les livres qui font les auteurs, en rassemblant dans un même objet des textes dispersés, qui, mis ensemble, deviennent œuvre ? Le livre de lieux communs, composé à partir de la fragmentation d’autres livres déjà publiés, est un livre de la sagesse et du savoir universel. D’où la nécessité de poser à nouveau la question initiale « qu’est-ce qu’un livre ? » : un discours qui a cohérence et unité, ou une anthologie de fragments ?
En quoi ceci est important pour notre pays ?
Les universitaires et autres écrivains flouent le lecteur, l’Etat et les Institutions aujourd’hui par une production abondante mais qui n’en est pas une suivant tous les canons cités plus haut. Il suffit aujourd’hui pour une raison ou pour une autre qu’on se retire dans une cité avec une photocopieuse pour brandir de nombreuses pages reliées entre elles mais pas forcément dans le discours et de les présenter comme un livre. L’on voit peut-être sans le voir aussi toute la difficulté qui est celle des journalistes de faire des notes de lecture de ces feuilles. Ils sont mis en difficulté de devoir cité la maison d’édition, l’ISBN, la date du dépôt légal, le nombre de pages etc. La définition du livre n’a pas changé et c’est une incongruité de présenter tout ce qui est relié comme étant un livre. Même les livres dits numériques ont une caractéristique qui doit être respectée. Qu’est ce qui justifie donc aujourd’hui que de nombreuses publications ne répondant pas au canon le plus simple de la définition qu’on accorde au livre soit présentées comme tel ? Les maisons d’éditions voient le jour nuitamment pour permettre à certains enseignants de monter les dossiers pour le changement de grade, elles disparaissent aussitôt que la mission est accomplie, d’autres n’existent que le temps de la parution d’un ouvrage, d’un certain auteur et disparaissent aussi. Vous aurez beau chercher la carte d’identité de l’ouvrage que vous ne le trouverez jamais. Est-ce pour cette raison que le livre depuis qu’il existe sa réalité fait l’objet d’une inquiétude, voire d’une contestation radicale ? Beaucoup de nos universitaires ont choisi de s’en éloigner le plus loin possible.
Il est peut-être temps que collectivement nous puissions adopter le fait que pour qu’il y ait livre, il faut qu’il y ait un ordre du livre en l’absence duquel il serait privé d’être, pur néant, absence à soi ou négation de soi. Le livre c’est autre chose que ce qu’on nous livre depuis quelque temps au Cameroun et les éditeurs comme L’Harmattan, Saint Paul, Clé et les autres le savent, ils se doivent d’inviter l’ANOR à y jeter un coup d’œil. Le livre est cette irremplaçabilité, ce phénix qui ne cesse de renaître de ses cendres, à ses formes infiniment diverses sans lesquelles ce monde ci, qui n’est certainement pas le meilleur, risquerait d’être pire.
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