Tous les 20 mai depuis 1972, les Camerounais, sur toute l’étendue du territoire, marquent par des défilés et autres manifestations monstres cette date qui a été décrétée comme fête nationale de leur pays. Mais, pour ceux qui connaissent l’histoire du Cameroun, la signification de cette fête demeure confuse, démagogique et absurde.
Il est vrai que le 20 mai reste pour beaucoup de Camerounais une date exceptionnelle, à plus d’un titre : c’est le jour où des partis politiques en mal de représentativité peuvent leur offrir pagnes, T-shirts, bouteilles de bière et même des billets de banques pour les convaincre à aller défiler dans leurs rangs. Les plus chanceux qui ont pu d’une manière ou d’une autre rallier le cercle étroit de la Nomenklatura au pouvoir seront invités au Palais de l’Unité ou dans les résidences des chefs des autres unités administratives régionales pour faire ripaille aux frais du contribuable. Ceux qui restent chez eux ne sont pas oubliés. La télévision nationale leur montre, pendant des heures, comment pendant que de ce côté ils tirent le diable par la queue, de l’autre côté là-bas, d’autres Camerounais peuvent encore solliciter les caisses de l’Etat pour organiser des banquets et des orgies dont les coûts et le faste n’ont aucune commune mesure avec la situation économique réelle d’un Ppte pris en étau entre la misère ambiante et les exigences des différents bailleurs de fonds.
Mais, au-delà de ces plaisirs, cette évasion et cette duperie d’un jour, combien de Camerounais sont capables de vous donner exactement le contenu de l’événement qui impulse un tel folklore et de si grandioses festivités ? C’est pourquoi nous avons voulu jeter un pavé dans la mare, en posant aujourd’hui au grand public cette question fondamentale que beaucoup de Camerounais se posent depuis près de trois décennies : Qu’est-ce qu’une fête nationale ? Pourquoi le 20 mai, plutôt qu’une autre date (1er janvier (pseudo-Indépendance) ou 1er octobre (pseudo-réunification) par exemple), a-t-il été choisi comme fête nationale au Cameroun ?
Une fête nationale commémore un événement qui a marqué de façon profonde, indélébile et irréversible le destin d’un peuple ; un événement dont l’impact et la charge émotionnelle sont tels que plus personne de sensé ne puisse jamais remettre en cause sa pertinence, sa signification et son importance ; un événement fondateur, capable de résister aux morsures du temps, aux humeurs des politiciens les plus torves, aux régimes et aux alternances politiques de tous bords. Une fête nationale commémore un événement révolutionnaire, qui a apporté des changements radicaux marquant une rupture qualitative nette entre le passé et l’avenir, qui émeut chaque citoyen au tréfonds de lui-même et qui chatouille son patriotisme, son orgueil et sa fierté nationale. Un tel événement ne peut être imposé, ni par un décret, une loi ou toute autre force extérieure.
C’est un événement de la vie d’une Nation qui irradie et émet une telle charge de consensus qu’il s’impose de lui-même et par lui-même à tous les citoyens. La fête nationale doit être, comme le drapeau et l’hymne nationaux, une institution pérenne de ralliement. Une date qui remplit toutes les conditions pour être commémorée comme Fête Nationale, porte en elle-même tous les ingrédients lui permettant de se faire reconnaître, se faire accepter, se faire aimer et se faire adopter !
La fête nationale en France, c’est le 14 juillet, date qui renvoie à la Fête de la Fédération qui elle-même commémorait le premier anniversaire du 14 juillet 1789, prise de la Bastille, prison politique devenue à la fin du XVIIIe siècle le symbole de l’arbitraire et de l’absolutisme. Voilà pourquoi, depuis 1880, le 14 juillet est célébré comme fête nationale en France. Il a traversé le temps et les époques et il n’y a aucune chance que demain, sa symbolique et son contenu historiques dans l’imaginaire collectif français soient remis en cause.
D’ailleurs, cette date n’a pas été imposée, mais adoptée par les parlementaires, après un débat démocratique dont le rapport très détaillé ci-dessous du sénateur Henri Martin rend compte. Il s’agit de la discussion de la proposition de loi de Benjamin Raspail signée par 64 députés et déposée le 28 mai 1880 à l’Assemblée nationale, « selon laquelle la république adopte comme fête nationale annuelle la date du 14 juillet ». La loi a été votée par l’Assemblée nationale lors de ses séances des 21 mai et 8 juin et le sénat l’approuva par une majorité écrasante de 173 voix contre 64. Elle est promulguée le 06 juillet 1880. Le député Henri Martin, rapporteur et chargé de présenter la loi au Sénat rend compte de la manière dont la loi a été adoptée en commission :
« Deux de nos collègues ont combattu, non la pensée d’une fête nationale, mais la date choisie pour cette fête. Ils ont proposé deux autres dates, prises dans l’histoire de la Révolution, et qui, toutes deux, avaient, suivant eux, l’avantage de ne rappeler ni luttes intestines, ni sang versé. L’un préférait le 5 mai, anniversaire de l’ouverture des Etats généraux en 1789 ; l’autre recommandait le 4 août, dont la nuit fameuse est restée dans toutes les mémoires.
La majorité, composée des sept autres membres de la commission, s’est prononcée en faveur de la date votée par la Chambre des députés. Le 5 mai, date peu connue aujourd’hui du grand nombre, n’indique que la préface de l’ère nouvelle : les Etats généraux n’étaient pas encore l’Assemblée nationale ; ils n’étaient que la transition de l’ancienne France à la France de la Révolution.
Le 14 juillet, c’est la Révolution tout entière. C’est bien plus que le 4 août, qui est l’abolition des privilèges féodaux ; c’est bien plus que le 21 septembre, qui est l’abolition du privilège royal, de la monarchie héréditaire. C’est la victoire décisive de l’ère nouvelle sur l’ancien régime. Les premières conquêtes qu’avait values à nos pères le serment du Jeu de Paume étaient menacées ; un effort suprême se préparait pour étouffer la Révolution dans son berceau ; une armée en grande partie étrangère, se concentrait autour de Paris. Paris se leva, et, en prenant la vieille citadelle du despotisme, il sauva l’Assemblée nationale et l’avenir ».
On peut remarquer qu’il y a eu un réel débat, que toutes les opinions ont été prises en compte, que plusieurs dates et leur signification furent passées en revue, que chacun des événements « était pris dans l’histoire de la Révolution » et marquait une rupture et un tournant décisifs entre le passé et l’avenir, dans une quête d’émancipation et d’autodétermination du peuple français.
Les Etats-Unis, quant à eux, fêtent le 04 juillet qui renvoie au 04 juillet 1776, Déclaration d’Indépendance. La Chine fête le 1er octobre en souvenir du 1er octobre 1949, proclamation de la République Populaire de Chine. Dans une recherche sur les fêtes nationales dans le monde, nous avons pris sur Wikipédia, deux cents un (201) pays et avons vérifié la date de leur fête nationale et l’événement qui était commémoré : plus de 99 % commémoraient des événements fondateurs tels que la réunification (Allemagne) ou l’Indépendance (une révolution, un acte d’émancipation ou d’autodétermination, la naissance d’un pays par scission par rapport à un autre (la Bolivie), une défaite marquant la fin de l’indépendance d’un pays (la Catalogne) etc. Tous les pays au monde comptent chacun au moins un événement d’une telle ampleur, un événement qui aura marqué le peuple dans sa chair et dans son âme, un événement susceptible de faire rapidement sinon l’unanimité, du moins le consensus.
Dans son histoire mouvementée, le Cameroun, ne manque pas de dates qui aient abrité de tels événements. Le 1er janvier renvoie à l’Indépendance politique, une Indépendance obtenue dans le sang de centaines de milliers de martyrs, connus ou anonymes, qui ont accepté de se sacrifier pour leur pays. Beaucoup de ceux qui n’en sont pas morts, en gardent encore de profondes séquelles physiques et morales indélébiles qui continuent de traumatiser leur descendance au fil des générations. On peut débattre du contenu de cette indépendance et du patriotisme de ceux à qui elle a été finalement été octroyée, mais toujours est-il que des Camerounais résolument engagés auraient bien pu se l’approprier et lui donner la consistance qui lui manquait.
Le 1er octobre renvoie à la Réunification des deux Cameroun, le Cameroun Oriental francophone et le Southern Cameroon anglophone, un point névralgique et non négociable du programme politique des premiers nationalistes assassinés pour l’amour débordant qu’ils avaient pour leur pays. Encore une fois, on peut remettre en cause la sincérité de ceux qui l’ont paraphée, mais toujours est-il qu’elle pouvait servir de point de départ pour un véritable contrat social et de coexistence négociée et non imposée. Pourtant, aussi curieux que cela puisse paraître, ces deux dates, aux significations aussi profondes qu’évidentes qui correspondent à des événements qui partout dans le monde fondent les fêtes nationales, ont définitivement été déclassifiées, et sont progressivement effacées de la mémoire collective pour être remplacées par une véritable escroquerie.
L’événement que le Cameroun commémore le 20 mai comme fête nationale est le « référendum marquant la fin du système fédéral ». Et c’est ici que l’amalgame et l’imposture ont fait leur lit, de telle sorte que l’écrasante majorité des Camerounais se méprennent de la signification réelle de cette date. Pendant la semaine qui a précédé le 20 mai, nous avons suivi les débats qui ont été organisés dans les radios et télévisions privées ou publiques de la capitale ; aussi bien les journalistes que les invités, universitaires et intellectuels de tous bords, pour parler de cette fête, utilisaient indifféremment les expressions « Unité nationale », « Etat unitaire », « cohésion sociale » ou « Intégration nationale » comme des synonymes parfaits et interchangeables. D’autres poussaient l’ignorance (ou l’hypocrisie !) jusqu’à trouver une proximité sémantique entre « Etat unitaire » et civisme, patriotisme, respect des institutions, paix, stabilité et que sais-je encore ?
Car pour tordre le cou à l’histoire, un travail assidu d’endoctrinement, de lavage de cerveaux et d’abêtissement collectifs avait au fil des ans fait de l’Etat unitaire un fourre-tout, un liquide qui prenait comme toujours la forme du vase où on le mettait, pour une chose, pour son contraire ou pour les deux à la fois ! Nous avons pourtant été heureux de constater que le jour de la fête, la télévision d’Etat, malgré les contradictions, les imbroglios et les embrouillaminis des commentaires sans cesse biaisés de ses journalistes, avait bel et bien sous-titré le défilé du 20 mai 2009 « 37e fête de l’Etat unitaire » et non de « l’Unité nationale » car les deux notions, quoi qu’on dise, sont fondamentalement différentes.
Le 20 mai ne commémore pas l’avènement de l’Unité nationale, qui aurait eu lieu le 1er octobre 1961, mais celui de l’Etat unitaire, retour à la forme unitaire de l’Etat, simple notion de droit constitutionnel qui signifie tout simplement le rejet du fédéralisme pratiqué jusque-là. De nos recherches, il ressort que le Cameroun semble être l’un des rares, sinon le seul pays au monde qui ait été colonisé, divisé, et qui n’ait pas cru devoir adopter la date de son Indépendance et/ou de sa Réunification comme fête(s) nationale(s).
L’Algérie a deux fêtes nationales : le 1er novembre qui commémore le début de la guerre de libération en 1954 et le 5 juillet qui marque la date de l’Indépendance en 1962. L’Allemagne, qui jusqu’à très récemment n’avait pas de Fête nationale, a adopté le 3 octobre, « Jour de l’Unité allemande », (Tag der deutschen Einheit) qui est l’anniversaire de la Réunification des deux anciennes Allemagne de l’Est et de l’Ouest en 1990 (die Wiedervereinigung). Pour l’Allemagne donc, comme le dicte le simple bon sens, la Réunification (die Wiedereinigung) consacre l’Unité (die deutsche Einheit) de l’Allemagne, contrairement au Cameroun où on nous enseigne que la Réunification du 1er octobre 1961 ne consacrait pas l’unité politique du pays et qu’il a fallu attendre la forme unitaire du 20 mai 1972 pour parler d’unité nationale. Parler de la réunification en 1961 et revenir à l’unification en 1972, onze ans plus tard, à moins d’être une reculade absurde, nous amène à penser que la réunification du 1er octobre n’avait été qu’une escroquerie et que c’est l’adoption de la forme unitaire de l’Etat qui consacrerait véritablement l’unité politique de la nation.
Pourtant, la réunification du 1er octobre 1961 recelait des enjeux autrement plus importants, car le Southern Cameroon avait la possibilité d’obtenir son indépendance en se joignant au Nigeria pour la grande consternation des vrais patriotes, comme le fit la partie Nord, en causant ce « deuil national », autrefois commémoré le 2 juin. L’Allemagne, quant à elle, n’a pas voulu effectuer cette acrobatie périlleuse et démagogique et a logiquement compris que la réunification des deux Allemagne en 1990 n’était pas seulement une étape, mais consacrait totalement l’unité nationale retrouvée ! La prétendue « unification » du 20 mai 1972 ne se trouvait-elle pas déjà logiquement dans la « ré-unification » du 1er octobre 1961, et même deux fois plutôt qu’une ?
La manipulation forcenée des pouvoirs publics a fini par nous convaincre que hors de la forme unitaire de l’Etat, il n’y a point de salut, point d’unité nationale et que ceux qui militent pour le fédéralisme ou du moins pour une décentralisation véritable qui va au-delà du simple changement nominal de provinces en régions sont des ennemis de la Nation qu’il faut combattre et abattre par tous les moyens. Avec les mêmes techniques qui ont permis de nous inoculer que l’Etat unitaire était synonyme de l’Unité nationale, on nous a aussi fait gober que la décentralisation, le fédéralisme et la sécession, c’était la même chose!
L’expression « fête nationale » est composée de deux mots dont il faut absolument tenir compte lors du choix d’une date ou d’un événement : fête et nation. Ne retenir que le côté festif (manifestations, festivités, réjouissances etc.), c’est faire abstraction des conditions, des éléments et de toute l’alchimie qui au tréfonds de l’individu déclenchent de tels sentiments, de façon naturelle et spontanée. Personne ne peut sincèrement se réjouir ni déplorer un événement qui ne signifie rien pour lui, même si une loi l’y contraint. Il le ferait peut-être par grégarisme, par conformisme, hypocrisie ou par peur de représailles, mais il n’aura pas le cœur à l’ouvrage.
Imposer une fête nationale sans tenir compte des intérêts, des aspirations et des susceptibilités de toutes les composantes d’un peuple, c’est faire coïncider la notion de l’Etat avec celle de la nation, ce qui est soit de la pure démagogie, soit une méprise extrêmement grave et fâcheuse. L’Etat n’est que l’autorité qui s’exerce sur un territoire et sa population. Il se compose essentiellement de trois éléments : un territoire, un gouvernement et une population. Quand en plus de l’autorité il désigne aussi ce territoire même délimité par des frontières, on parle aussi de pays.
Le terme nation, quant à lui, désigne un groupe humain qui possède une unité culturelle, linguistique et historique, qui a conscience de son unité et se caractérise essentiellement par la volonté de vivre en commun. Lorsque tous les habitants d’un Etat appartiennent à une même nation, on parle d’Etat-Nation. Lorsque plusieurs nations cohabitent dans un même Etat, on parle d’Etat multinational. Le Cameroun, mosaïque des ethnies encore compliquée par le lourd héritage d’une double colonisation linguistique française et britannique, appartient à cette catégorie d’Etat multinational ou multiethnique. Le choix de l’événement qui fonde une fête nationale ne doit pas pouvoir être compris ou interprété comme un acte de phagocytose ou d’assimilation d’une ou de plusieurs composantes de l’Etat multi-ethnique. A suivre
Pr Jean Takougang,Traducteur, Professeur de traduction,jtakougang@gmail.com
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