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LE GENIE POLITIQUE DE PAUL BIYA OU LE PARADOXE CAMEROUNAIS par P. Ludovic Lado, Jésuite

Si le but ultime de la politique, comme l’a laissé entendre Machiavel, est de conquérir et de conserver le pouvoir par tous les moyens, alors Paul Biya est un génie politique de son temps. L’attitude générale des Camerounais face au long règne de Biya fait penser à la réponse de Jésus à ses disciples qui l’interrogeaient sur les détails de la fin des temps. Il leur dit : "Quant à ce jour et à cette heure-là, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père.» (Mc 13, 32) Tel semble être aujourd’hui l’état d’esprit de la plupart des Camerounais par rapport à la fin du règne de Biya. Nul ne connait ni l’heure ni le jour ! 22 millions de Camerounais, y compris ses adversaires politiques de tous bords, en sont réduits à attendre que la nature se charge de l’alternance politique. Quel est donc son secret ? Pour le comprendre, il me semble, il faut non seulement lire Machiavel, mais surtout Etienne de la Boétie (1530- 1565) dans son petit et lucide essai « Discours de la servitude volontaire » qui rappelle aux dominés qu’il n’y a pas de domination sans soumission. Etienne de la Boétie voulait, comme il le dit, « seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante — et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir… ». Comment ne pas se poser la même question au sujet du Cameroun de Paul Biya et de ses citoyens qui ont paradoxalement enduré, ces dernières décennies, les multiples modifications de la Constitution, l’augmentation des prix, les détournements à ciel ouvert, la corruption, la paupérisation galopante, la marche vers les APE, etc. dans un pays pris en otage par une oligarchie qui ne dit pas son nom ? 


Paul Biya a réussi pendant 32 ans à conserver le pouvoir politique au Cameroun. Ses adversaires politiques devraient humblement lui reconnaitre cet exploit qui lui a permis en trois décennies d’asseoir le système Biya et son mécanisme de reproduction. Il est le maitre incontestable de la machine politique camerounaise face à des adversaires politiques qui paraissent à court d’idées et de stratégies de redynamisation politique. C’est un fait qui crève les yeux en ce début du 21e siècle et étonne bien de gens habitués aux reflexes critiques des Camerounais. Leur fécondité discursive semble trancher avec leur émasculation politique. Tel est le paradoxe camerounais. Certains se demandent comment Biya a pu apprivoiser les Camerounais connus par ailleurs pour leur grande gueule. D‘autres se demandent si ces derniers n’écument pas les plateaux de télévision et les réseaux sociaux que pour compenser leur impuissance politique. Surtout que Biya laisse causer. Si les insultes des Camerounais à l’endroit de leurs dirigeants pouvaient, comme par magie, provoquer un coup d’état, Biya ne serait plus au pouvoir. Vive la liberté d’expression ! Pendant ce temps, il gère le Cameroun comme sa boutique privée. Ceux des Ivoiriens qui ne supportent pas ce qu’ils considèrent comme l’ingérence des Camerounais dans les problèmes politiques ivoiriens nous le crachent à la face : « Paul Biya vous a dépassé ! » On se souvient de la récente sortie de Venance Konan, Directeur Général de Fraternité Matin, le quotidien gouvernemental de Côte d’Ivoire, qui s’en prenait à cette partie de l’intelligentsia camerounaise ayant pris fait et cause, « au-delà de toute raison », précise-t-il, pour Laurent Gbagbo dans la crise ivoirienne. Selon lui, notre véritable problème serait la France. Seulement, poursuit-il, « Le paradoxe est que les intellectuels les plus remontés contre la France vivent tous sur les bords de la Seine et ont souvent la nationalité française. Alors, à défaut, de combattre frontalement le pays qui leur donne leur pitance et leur rayonnement international (que serait devenue Calixte Beyala sans la France ?), ils préfèrent, par transposition, s’en prendre ‘’courageusement’’ à tous ceux que la France est supposée soutenir ; et soutenir tous ceux qui se proclament anti-français. » Voilà les Camerounais psychanalysés! Incapables d’affronter leurs propres problèmes, ils s’occuperaient de ceux des autres pour se défouler. Biya et la France auraient-ils vraiment dépassé les Camerounais ? 

Face au système Biya, les Camerounais ont, à quelques exceptions près, adopté la stratégie de l’évitement qui a trois formes d’expression principales : la résignation, la fuite et l’adaptation. La résignation est la posture principale des populations désormais absorbées par les contraintes de survie et que plus aucun leader au Cameroun n’arrive à mobiliser pour des actions de masse. La fuite où l’exil volontaire est l’option privilégiée cette portion de la classe moyenne et de l’élite intellectuelle qui préfère aller se chercher ailleurs que d’affronter directement le monstre dans un pays où le mérite est désormais secondaire. L’adaptation est le lot de l’autre portion qui a choisi de pactiser avec le diable dans un pragmatisme cynique qui ne recule pas devant les compromissions quand le besoin s’impose. Ces postures qui souvent se recoupent ont contribué à fabriquer et à perpétuer le système Biya. Nous avons pour la plupart évité la logique la confrontation avec les risques que cela comporte. La preuve est que les derniers souvenirs de velléités de protestation de masse au Cameroun remontent à 2008. Le BIR est sorti, le sang a coulé et nous avons retrouvé nos coquilles. En définitive, comme le dit si bien Etienne de la Boétie « Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche ». On n’a jamais vu les riches libérer les pauvres, les puissants libérer les faibles, les rassasiés libérer les affamées, le Nord libérer le Sud, etc. Le pilier principal de la domination est la servitude volontaire et ne méritent la liberté que ceux et celles qui sont prêts à mourir pour la défendre parce qu’ils en connaissent la valeur. Il y a très peu de Camerounais qui sont prêts à mourir pour le Cameroun. Ils préfèrent leur petite bière dans la misère aux douleurs de l’accouchement de la liberté. Et Biya le sait ! 

Une bagarre généralisée s’annonce dans le camp-Biya de l’après-Biya et il ne faut rien exclure a priori. Mais à l’allure où vont les choses l’après-Biya risque d’être encore Biya. Le système-Biya a eu le temps de fabriquer ses grands-prêtres, l’autre pilier de la reproduction de la domination comme nous le rappelle le lucide Etienne de la Boétie : « J’en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. … Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais toujours (on aura peine à le croire d’abord, quoique ce soit l’exacte vérité) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef qu’il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté mais encore des leurs. » Ceux de nos compatriotes qui se bousculent au portillon d’Etoudi en attendant la fin miraculeuse du règne de Biya devraient s’armer de patience, surtout que nul ne connait ni l’heure ni le jour. Biya est désormais un système avec lequel les Camerounais comme par reflexe font corps et sans stratégie concertée d’alternance inscrite dans la durée l’après-Biya risque d’être encore Biya. 

P. Ludovic Lado, Jésuite
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