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MUTATIONS PROFONDES DE LA RELATION PEUPLE-ARMÉE : UN COUTEAU À DOUBLE TRANCHANT POUR LA SURVIE DU RÉGIME par Tchioffo Kodjo

La relation armée-peuple vit des mutations radicales jamais enregistrée dans l’histoire du Cameroun et susceptible d’avoir des conséquences politiques inattendues. L’armée camerounaise a été mise sur pied en toile de fond de la rébellion du maquis contre la colonisation avec une approche doctrinale ancrée autour de la sécurité des régimes politiques successifs. Ainsi, l’armée perçoit dans le régime sa raison d’être en tant qu’institution clé, garant de ses privilèges et de son prestige. Pour elle, la protection de la société est perçue comme secondaire et tributaire de la sécurité du régime. La thèse est la suivante: tout changement de régime met en péril les privilèges spéciaux de l'armée et sèmera chaos et instabilité sociale.
Un immense gap a toujours existé entre l'armée et la majorité de la population dans les domaines de la politique et de la démocratie. Les régimes successifs ont préservé et entretenu cette fracture afin d'assurer leur propre survie. Le gouvernement a toujours maintenu voir augmenté les privilèges des militaires, même lorsque des baisses de salaire paralysantes ont été imposées à tous les fonctionnaires, au cours de la crise économique des années 90. La population quant à elle vit une « tonton-macoutisation» perpétuelle, désormais gravée dans la conscience collective. En effet, jusqu’à présent, le régime a réussi à contrecarrer par la répression toute tentative de manifestation populaire. Cette volonté manifeste du régime de se servir de la capacité coercitive de l'armée contre des civils, s’est inscrite durablement dans les esprits, un palliatif efficace contre tout mouvement populaire pour le changement.

Quoique silencieusement, la dynamique semble muer. Les attaques massives et systématiques de la secte Boko Haram, un groupe terroriste violent, a rallié les Camerounais derrière leur armée. Bien que les chiffres exacts restent inconnus, Amnesty International a estimé récemment que plus de 380 civils et des dizaines de personnel de sécurité ont été tués dans l'Extrême Nord du Cameroun depuis le début de l'année par le groupe fondamentaliste basé au Nigéria voisin. La performance de l'armée jusqu'à présent fait consensus et a mobilisé toute la nation autour de son nouveau rôle de garante de la sécurité de la population contre les attentats suicides, les enlèvements, les prises d'otages, la torture et le recrutement d’enfants soldats. L'armée est donc devenue l'armée du peuple, une plate-forme organique et inédite pour afficher le patriotisme, remplaçant le football comme point de ralliement inégalé dans la conscience collective des Camerounais. Ce rapport armée-peuple est en voie de produire un nouveau contrat social entre la population et son armée, avec un impact profond sur la politique nationale et susceptible d’affecter l'exercice du contrôle civil légitime de l'exécutif sur l'armée.
Identité naissante
La politique de défense du Cameroun a toujours cherché à équilibrer la stabilité interne et les relations spécifiques avec les voisins du pays. L’orientation stratégique de l'armée se projette désormais de la sécurité interne vers une posture de défense extérieure. Outre le conflit frontalier avec le Nigeria et la lutte contre la piraterie, la posture de défense du Cameroun a toujours été
repliée sur elle-même et confinée à la sécurité intérieure. Le rôle de l'armée dans la pratique a été limité à la lutte contre la criminalité urbaine, les coupeurs de routes, la dissuasion contre tout coup d’Etat, troubles civils et toutes autres menaces à la survie du régime. Par exemple, le BIR, la plus puissante force d’élite du pays a été créée en 1999 pour faire face à une menace paramilitaire, la criminalité galopante des «coupeurs de route».
Mais la lutte contre Boko Haram transforme petit à petit ce dispositif de défense. Le débordement de Boko Haram du Nigeria vers le Cameroun, en 2014, et sa transformation en une menace régionale, demeure le plus grand défi extérieur jamais posé à la sécurité nationale et à l'intégrité territoriale, depuis l'indépendance. Aucune semaine ne passe sans qu’il y ait de rapports d’attaques illustrant la nature violente et meurtrière des tactiques du groupe terroriste.
Depuis le début des attaques de Boko Haram, l'armée Camerounaise, pour la première fois, projette sa force contre un ennemi extérieur dans une guerre non conventionnelle. Et, ce faisant, le rôle de l'armée en tant que garant de la sécurité nationale est de plus en plus évident pour la communauté des citoyens. Toutefois, au-delà de défendre l'intégrité territoriale du pays, elle est aussi perçue comme pourvoyeuse de services de sécurité directs à la Population- les protégeant contre les risques de plus en plus élevés d'attentats suicides. Ainsi, l'armée semble re-conceptualiser son rôle pour inclure celui de fournisseur de services axées sur la sécurité des populations. Naturellement, ceci renforce la socialisation ainsi que la confiance entre l'armée et le peuple. Mais plus important encore, l'armée voit de plus en plus la sécurité des populations comme son nouveau contrat social.
En même temps que l'armée affronte un ennemi externe, celle-ci développe de plus en plus des caractéristiques civiles. En raison de la nature changeante des menaces, le Cameroun a accru sa participation aux missions de maintien de la paix à l'étranger. Contrairement au passé, l'armée Camerounaise participe activement aux missions de maintien et de consolidation de la paix dans la sous-région et sur le continent avec des conséquences de socialisation importantes. Par exemple, pour la première fois dans l'histoire du pays, une faction de l'armée ayant participé à la mission de maintien de la paix de l'UA en RCA a pu organiser avec succès une grève pour salaires impayés.
Nouveau contrat social
Les Camerounais perçoivent de plus en plus leur armée sous un nouveau jour, en tant que garant de leur sécurité, gagne-pains et mode de vie. Cette nouvelle relation armée-peuple reste sans précédent dans l'histoire du pays. On a vu les citoyens se mobiliser au-delà des clivages ethniques, démographiques, de genre et d’affiliations religieuses pour soutenir l'armée. Cette mobilisation exceptionnelle dans l’histoire du Cameroun dépasse aussi les clivages politiques au sein de la société. En fait, l'armée est devenue le nouveau symbole incarnant l’appartenance à la nation. La mobilisation a pris différentes formes. Des marches de soutien aux forces armées ont été organisées à l'échelle nationale et ont été plus récemment suivi de contributions financières volontaires de citoyens. Le chiffre exact des contributions volontaires reste incertain jusqu'à présent, de même que le coût de la guerre.
Alors que la socialisation est très organique et se développe à partir de la base, elle a été facilitée voire encouragée par le gouvernement. Il reste difficile de savoir pourquoi le régime a étonnamment toléré et même facilité son évolution. En effet, le Chef de l'Etat a mis en place un comité interministériel pour la mobilisation de fonds auprès des masses. Un concours de beauté patriotique semble se dérouler à travers le pays, mettant en compétition tous les groupes constitutifs clés, y compris les partis d’opposition – dans le but de rivaliser de contributions à l’effort de guerre et soutenir l'armée nationale.
En outre, l'augmentation significative du budget de défense 2015 a été adoptée avec la bénédiction des partis d'opposition. Dans l'espace public et les médias, les Camerounais parlent de l'armée avec un respect inédit, axée dans la reconnaissance de son rôle de pourvoyeur de sécurité et non dans la peur passée de répression systématique. De même, les médias ont adopté une approche prudente dans l'analyse de la conduite de la guerre par l'armée, jusqu'ici.
Les tentatives du gouvernement visant à gérer ce processus ont généré des frustrations au sein de l'armée et de la population. Des préoccupations ont émergés concernant la transparence et la reddition des comptes des fonds de solidarité recueillies jusqu'à présent. Des allégations de corruption et de détournement de fonds par des responsables gouvernementaux ont fait surface. Un des leaders de l'opposition, a dénoncé les récupérations politiques du mouvement de solidarité et a exigé que le Comité interministériel rende des comptes mensuels à la population sur l’état des fonds.
Le processus de socialisation armée-peuple semble fonctionner dans les deux sens, vraisemblablement dans un cycle vertueux. Puisque le gap entre l'armée et le peuple s’amoindrit, les deux voient de plus en plus une sorte de complémentarité dans leurs intérêts réciproques plutôt que de la contrariété. La population interagit positivement avec l'armée à travers diverses plates-formes informelles. Cela, à son tour, renforce de manière significative la légitimité de l'armée aux yeux du peuple. Le pays est dit en «état de guerre», donc les Camerounais se sentent obligés de fournir un soutien sans réserve à l'armée. A chaque attentat suicide, le fossé social entre le peuple et l'armée se réduit, renforçant et restructurant la responsabilité sociale de l'armée, d'une façon jamais imaginée. Ceci marque un contraste significatif avec l'époque coloniale et le début de l’ère postcoloniale, où l'armée a été largement structurée par les régimes et perçue par la population comme un outil répressif utilisé par les gouvernants pour assurer leur survie.
Un couteau à double tranchant
Il demeure incertain et imprévisible de projeter comment l'armée utilisera cette nouvelle légitimité au-delà de la lutte contre Boko Haram. Reposant sur sa conduite de la guerre jusqu'à présent, l'armée semble commander plus de fierté et de respect que les institutions essentielles de l'État, comme le Sénat et l'Assemblée nationale. Plus important encore, cette légitimité incline l'armée à développer une identité plus autonome. Cette nouvelle identité pourrait projeter l'armée comme 4e pouvoir, outre l'exécutif.
L'armée est également susceptible de développer un point de vue indépendant de la société Camerounaise non aligné sur celui de l'exécutif. Les militaires feront de moins en moins une distinction entre les partis politiques des lors que ces derniers soutiennent l'armée en tant qu'institution dans la guerre contre Boko Haram. Ce décalage peut profondément influencer et impacter la loyauté de l'armée envers l'exécutif ainsi que la façon dont l'armée pourrait se positionner dans l'espace démocratique. Par exemple, à l’échelle nationale , les émeutes de la faim de 2008 qui ont profondément secoué le régime ont été réprimée violemment par le BIR, la force d'élite la plus puissante du Cameroun. Contrairement à 2008, l'armée (BIR inclus) serait probablement réticente à recourir à cette force écrasante pour réprimer des démonstrations civiles lorsque ordonnée par l'exécutif. Non seulement parce que l'armée a acquise un capital moral qu'elle ne voudra pas gaspiller. Mais surtout parce qu’elle consolide de plus en plus son identité comme instrument de lutte contre les agressions extérieures plutôt que de répression contre les contestations populaires. Ainsi, ouvrir le feu contre les civils s’inscrit en contradiction avec sa nouvelle identité. Par conséquent, cette nouvelle identité est de nature à réduire substantiellement le contrôle de l’exécutif sur les forces armées, facteur clé de la sécurité du régime.
Nul ne sait pourquoi le régime facilite l’évolution d’un processus aussi risqué, tranchant comme un couteau à double tranchant, le rapprochement social armée-peuple. En apparence, le régime semble bénéficier aussi d'une sorte de légitimité à court terme, se projetant comme gouvernement capable de rallier la société camerounaise de plus en plus fragmentée autour d'un ennemi commun. Un large consensus a émergé pour un soutien sans faille au chef de l'Etat, commandant en chef des forces armées pour vaincre Boko Haram. Ainsi, la lutte contre Boko Haram est devenue plus importante que les incertitudes perçues autour de la transition politique au Cameroun.
L'armée émerge donc comme acteur clé dans toute transition possible au Cameroun. Mais, son positionnement stratégique dépendra de sa capacité à surmonter ses dynamiques internes. Le partage des crédits de la lutte contre Boko Haram est susceptible de générer des tensions au sein de l'armée. Alors que la lutte contre Boko Haram constitue un effort collectif de toutes les forces armées, le BIR, composé d’environ 6 milles hommes a été positionné comme égérie de cette guerre, éclipsant le reste de l’armée, qui fait presque son double en nombre d’hommes. Les soldats du BIR sont professionnellement formés et équipés pour des missions transversales relatives aussi bien à la sécurité interne et qu’externe. Récemment, le président du Cameroun âgé de 83 ans, a félicité le BIR pour son rôle exceptionnel dans la guerre contre Boko Haram. Mais en raison de la frustration engendrée au sein du reste de l’armée, le Président a dû rétropédaler quelques jours plus tard en reconnaissant aussi le rôle joué par le reste de l'armée. La qualité des structures de commandement et contrôle au sein de l’armée et comment cela opérera vis-à-vis des forces centrifuges du tribalisme et de la partisannerie reste floue.
Avec la socialisation armée-peuple, l'identité de l'armée devient de plus en plus indissociable de la politique. Il est probable que les principaux responsables de l'armée investissent ce capital moral afin de se tailler un rôle dans tout arrangement transitionnel possible. La question est de savoir si leur rôle sera constructif? L’armée peut soit jouer un rôle constructif, comme au Burkina Faso, avoir une approche attentiste comme au Burundi ou jouer un rôle néfaste comme au Mali.
Ce jeu stratégique complexe, dépendra aussi de la capacité de projection et de l'esprit entrepreneurial des forces de la société civile. Avec un processus aussi complexe, il est difficile de prédire l’issue avec certitude. Il est aussi probable que certains acteurs ou entrepreneurs politiques veuillent saisir l’opportunité du rapprochement social avec l’armée pour forger des alliances avec des éléments clés dans l'armée pour garantir un rôle dans un quelconque processus de transition politique. Selon la constitution Camerounaise, le Sénat est habilité à gérer le processus de vacance à la présidence, mais il reste impotent en tant qu’institution. Et comme la plupart des institutions du gouvernement, il souffre d’un déficit de crédibilité important ainsi que de tensions avec son institution sœur ainée, l’Assemblée nationale. Il est difficile d’envisager comment le sénat pourra gérer le processus dans la pratique. Dans le cas d'une impasse, l'armée jouera probablement un rôle ancré dans la crédibilité grandissante acquise aux yeux des populations. Même si elle veut rester indifférente, il est probable qu'elle soit invitée à prendre ses responsabilités par les forces de la société civile.
Vers des reformes
La nouvelle relation armée-peuple n’influence pas uniquement le jeu politique, mais jette également les bases pour entreprendre une réforme du secteur de la sécurité centrée sur la sécurité des personnes. Beaucoup de tentatives de réformes ont échouées au niveau de la présidence. La politique de défense du Cameroun de même que le concept d’emploi des forces sont axées autour du concept de défense populaire ; cependant, la population est utilisée uniquement comme simple instrument de collection de l’intelligence au lieu d’être positionnée comme l’objet de la politique de sécurité. Le gouvernement pourrait saisir l'occasion présentée par la socialisation armée-peuple, afin d'ancrer formellement le mandat des institutions de sécurité à celui de prestataires de services de sécurité au peuple dans son ensemble.
Gérer ce processus de socialisation demeure un enjeu critique pour la paix et la stabilité ainsi que la mise en place d’une fondation solide pour une transition ordonnée et inclusive au Cameroun. La socialisation armée-peuple devra être gérée méticuleusement afin d’éviter qu’elle devienne un couteau à double tranchant pour le régime.
Tchioffo Kodjo : Doctorant à l’Université de Leipzig et Charles Akong : Global Affairs Blogger
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