S'agissant du Cameroun, je doute fort qu'il y ait quoi que ce soit qu'il faille ajouter à ce que l'on sait déjà et qui n'a cessé d'être répété par beaucoup. Invention allemande, cette entité est vieille de 131 ans - assez pour qu'une histoire ait pu s'y dérouler et une mémoire s'y forger et, éventuellement, être partagée.
Or si une histoire a en effet eu lieu, de mémoire de celle-ci il n’en existe pratiquement point, ni pour les vainqueurs, encore moins pour les vaincus. Du moins sur le plan formel et, dirait-on, liturgique.
C ‘est la raison pour laquelle ce pays demeure un pur accident géographique et n’est jamais parvenu à son idée ou à son concept. Si bien qu’il ne sait ni d’où il vient, ni ce qu’il est, ni ce qu’il veut, ni où il va. Pourtant, ce ne fut pas toujours ainsi.
On aura beau se voiler la face, user de subterfuges, organiser une amnésie de masse. C’est à Ruben Um Nyobé et à l’Union des populations du Cameroun (UPC) que l’on doit la toute première tentative d’articulation de l’idée nationale au Cameroun. Um ne fut pas simplement l’un des martyrs de la décolonisation africaine. Au même titre que plusieurs autres – Amílcar Cabral, Eduardo Mondlane -, il fut notre tout premier intellectuel, le premier à donner un sens politique émancipateur à ce qui, jusqu’alors, n’était qu’une fabrication coloniale.
Je relisais encore récemment ses nombreux écrits dont j’assurai, au début des années 1980, la publication. C’était l’époque où il était encore interdit de prononcer son nom en public. J’ai grandi dans un pays où garder par-devers soi l’effigie d’Um était une infamie.
Tous les régimes qui s’étaient succédé dans ce pays depuis la défaite allemande de 1914-1918 avaient érigé l’oubli en mode de gouvernement et en stratégie de conservation du pouvoir. Entre 1919 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’administration française, qui avait pris le relais des Allemands, passa le plus clair de son temps à essayer d’effacer la mémoire allemande dans la conscience de ses nouveaux sujets. Après l’indépendance, Ahmadou Ahidjo entreprit d’éradiquer la mémoire nationaliste et d’en extirper les racines jusque dans l’imaginaire populaire.
La violence avec laquelle ce projet fut conduit n’était pas seulement symbolique. C’est ainsi que le pays devint le laboratoire privilégié des techniques contre-insurrectionnelles déployées auparavant contre les insurgés vietnamiens puis algériens. Systématisation de la torture, routinisation des interrogatoires, enfumades, détentions et emprisonnements sans procès, massacres de villageois et persécution des intellectuels dissidents, décapitations et expositions de corps mutilés sur les places publiques, massacres occasionnels et, au besoin, recours aux bombardements aériens… Les historiens commencent enfin à prendre la mesure de ce qui se joua dans ce pays au cours de la décolonisation.
La politique d’État, pendant et après la colonisation, aura été de bout en bout une politique de l’anti-mémoire. Qu’il en soit ainsi ne relève guère de l’accident. Les origines de l’État postcolonial au Cameroun sont tachées de sang. À son berceau se trouve le fratricide, un meurtre primordial dont on ne veut pas que la société se souvienne.
Ce souvenir menaçant, Ruben Um Nyobé en aura été la figure emblématique depuis près d’un demi-siècle. Face à la violence d’État et à la volonté des maîtres du pouvoir d’en finir une fois pour toutes avec son spectre, Um trouvera refuge dans l’écriture des dissidents. Mongo Beti, en particulier, lui ouvrira les portes de l’asile non seulement dans Remember Ruben et Perpétue, mais aussi dans le reste de son œuvre politique. On retrouve son ombre dans maints textes d’Abel Eyinga ou de Jean-Marc Ela.
Que dire, finalement, de la propre voix d’Um dans Le Problème national camerounais (1984) et Écrits sous maquis (1989), sinon que le temps approche ? Son nom, bientôt, résonnera de nouveau dans ce pays, semblable à l’angélus.
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