« La célébrité n’est que la somme des malentendus qui se forment autour d’un nom » Martin Heidegger. Trop d’Africains lisent encore peu et parmi le peu qui lit, trop peu lisent bien. Tel est le sort que connaît la figure d’Hugo Chavez sous nos tropiques. Pause. La mort le 5 mars 2013, après une longue et douloureuse maladie, du chef de l’Etat vénézuélien a plongé la majorité de ses compatriotes dans une onde profonde de douleur, soulevé son comptant d’émotion dans le vaste monde de l’extrême-gauche et de la gauche internationale, en raison de l’incontestable charisme dont jouissait cet ancien putschiste converti à la démocratie populaire et plus ou moins passé maître dans l’art de manipuler la démocratie représentative libérale. On a vu l’intransigeant Jean Luc Mélenchon pleurer dignement El Commandante à la télévision française. A côtés des amis de Chavez - parmi lesquels les forts difficilement recommandables Poutine, Castro, Ahmadinejad, Kadhafi, ou Kim IL Sung - il y avait bien sûr ses ennemis jurés et ceux qu’il s’était allègrement offerts, pour des raisons idéologiques certes, mais aussi pour des raisons liées au style politique propre à ce truculent personnage de la gauche latino-américaine. Si Hugo Chavez a pu dire que le capitalisme et l’impérialisme étaient les responsables probables du dépeuplement de la planète Mars, c’est parce qu’il eut éternellement dans son viseur le « diable » américain et ses alliés, George Bush Junior servant souvent de marchepied aux meilleures bravades de l’orateur vénézuélien, tout comme le président mexicain Vicente Fox se faisait souvent traiter de « chiot de l’empire ». Le respect des morts, condition même de la dignité du politique puisqu’il réfère aux raisons ultimes de la civilisation humaine, nous enjoint cependant de nous placer par-delà amour et haine pour Hugo Chavez, et d’essayer de saisir ce que Hugo Chavez a proprement signifié d’essentiel, pour son pays, son sous-continent et pour le monde. Mieux encore, j’aimerais dans la présente tribune, en partant du champ des opinions politiques africaines, répondre précisément à trois questions : 1) Comment Hugo Chavez est-il perçu parmi les Africains et quelles corrections objectives peut-on apporter à l’image qu’ils se font de lui ? 2) Que valent les prises de positions médiatiques antioccidentales et la révolution bolivarienne de Chavez au crible des faits avérés ? 3) Comment, enfin, féconder les acquis et les limites mis en évidence de la révolution bolivarienne de Chavez dans les luttes africaines contemporaines ? Ma première tribune répondra à la première question et la seconde tribune répondra aux deux suivantes.
I- Aux sources paradoxales de la révolution bolivarienne vénézuélienne
Il y a trois images fort répandues du Commandante Chavez dans les opinions africaines : le libertador, l’homme de la rupture absolue avec les puissances occidentales et le leader populaire incontestablement aimé de tous les vrais patriotes de tous pays. Examinons-en les articulations. Hugo Chavez est donc à ce titre perçu par les opinions, par certaines familles politiques et par de nombreux intellectuels comme l’incarnation latino-américaine de la résistance à l’impérialisme et à la suprématie occidentale. En effet, alors qu’il est encore tout jeune officier, ce fils de modestes instituteurs, dès la fondation du MBR (Mouvement Bolivarien Révolutionnaire) en 1982, s’inscrit clairement dans la lignée de Simon Bolivar, héros émancipateur du Venezuela contre la domination espagnole et l’expansionnisme américain, mais aussi inspirateur des luttes chilienne, bolivienne, nicaraguayenne, équatorienne, colombienne, panaméenne et même cubaine. Déterminé à libérer du joug de l’exploitation tous les sans-terres, les petits paysans, les ouvriers sous-payés des plantations et des usines d’exportation des matières premières latino-américaines, Bolivar est un phare générationnel qui brille encore de Cuba jusqu’à la cordillère des Andes et l’espoir d’émancipation des opprimés qu’il incarna, comme plus tard José Sandino, est une flamme encore vive. Pourtant, c’est au cœur même de la doctrine de Bolivar que l’on trouve déjà les paradoxes de ce que Chavez appellera si astucieusement « le socialisme du 21ème siècle », qui comme on le verra, n’a quasiment rien à voir avec l’anticolonialisme dogmatique de nos crypto marxistes-léninistes africains contemporains, qui confondent allègrement gauche et gauchisme, démocratie et populisme, critique de la domination et haine de l’Occident.
Il conviendrait donc, pour comprendre Chavez, de lire les trois œuvres principales de l’anti-impérialiste Simon Bolivar[1] et de bien méditer sur l’influence de la démarche maçonnique[2] – comme chez Salvador Allende - dans son œuvre[3] politique théorique et pratique. Les trois principaux textes de Bolivar sont : Le manifeste de Carthagène (1812), la Lettre de Jamaïque (1815), le Discours d’Angostura (1819). Ils sont passionnants. En effet, et bien que cela déplaise aux anti-occidentaux primaires d’Afrique, Simon Bolivar, la source d’inspiration majeure de Chavez, a conçu de façon inclusive la révolution latino-américaine en puisant dans trois grands alluvions : la culture occidentale judéo-chrétienne, les révolutions franco-anglo-américaine, et les traditions de résistance variées et très originales des autochtones américains. Issu de la noblesse vénézuélienne, Bolivar a tiré du christianisme et de l’initiation maçonnique une haute exigence de fraternité et d’égalité entre tous les hommes. Son patriotisme ne sera jamais la défense d’une terre, mais celle des valeurs qui rendent digne de vivre sur toute la terre. Bolivar est un admirateur, non pas de l’œuvre de Karl Marx qui lui est presqu’entièrement postérieure, mais de l’œuvre de Montesquieu. Ainsi, De l’esprit des lois, l’un des textes majeurs de conception par Montesquieu de la démocratie parlementaire occidentale notamment autour du principe de séparation des pouvoirs, servira de livre de chevet au Libertador de Caracas. Souvent venu au début du 19ème siècle en Europe, Bolivar suit de près les péripéties révolutionnaires sur le vieux continent, envisageant même à un moment une alliance avec les Anglais pour l’émancipation du continent latino-américain de la domination espagnole. Issu d’une noblesse créole qui l’a mis au contact des cultures et traditions foisonnantes de son temps, il croit en l’égale humanité des autochtones et des élites d’origine européenne, entretenant ouvertement le rêve d’une société sans barrières psychologiques, raciales, économiques, culturelles, ou politiques.
Il ressort donc de ce qui précède que Chavez, admirateur de Bolivar, ne peut donc en aucun cas être demeuré bolivarien en cultivant ce que Bolivar honnissait : le racisme, l’ethnicisme, la haine de l’Occident, l’antimaçonnisme, la haine de la séparation des pouvoirs et le refus de l’ouverture par le négoce libéral et les échanges culturels avec le reste du monde. Portrait-robot de l’anticolonialisme dogmatique africain qui est aux antipodes des actes réels de Chavez ! A lire au contraire l’œuvre théorique et historique de Chavez, il est aisé de voir que Bolivar est resté comme son ange-gardien contre toutes ses tentations d’abus. Bolivar, pour tout dire, a sauvé Chavez de Chavez lui-même. Pourquoi ? Comme Bolivar, Chavez croyait en l’utilité de détenir la force militaire et d’en user crânement contre les adversaires armés de sa lutte d’émancipation, en vue de l’instauration de républiques exemplaires par leur pratique de l’égalité, de la fraternité et de la liberté . Bolivar a fait les guerres d’indépendance, Chavez a fait son putsch de 1992 et soutenu des guerres dans cet esprit de détermination tragique contre l’injustice. Mais très vite, Chavez, aidé par le sens du compromis de Bolivar, a accepté de se soumettre au style démocratique de désignation des représentants du peuple dans le monde libéral. Comme Bolivar, Chavez croyait en la force morale du judéo-christianisme et de l’ésotérisme maçonnique, raison pour laquelle il proclamait Jésus-Christ « le plus grand socialiste de l’Histoire » et n’hésitait pas à tendre la main à ceux qui semblaient – tel le président Barack Obama – ne pas pointer sur lui leur épée. Comprend-on là pourquoi Chavez n’a jamais suscité de passions antireligieuses ou de rivalités interreligieuses dans sa carrière politique ? Il savait que l’homme ne vit pas que pain, mais doit garder intacte sa passion de la transcendance, qu’elle soit morale, intellectuelle, architecturale, sportive, artistique, ou divine. Comme Bolivar, Hugo Chavez avait plus ou moins conscience que le pouvoir absolu corrompt absolument, d’où son respect de la volonté des urnes, y compris quand elle lui fut défavorable, comme ce fut le cas lors du Référendum hypersocialisant de 2007 où le peuple retoqua Chavez.
Ne comprend-on pas rétrospectivement pourquoi Chavez ne rendit jamais visite en Afrique qu’aux régimes démocratiques d’Afrique du Sud et du Nigéria, se contentant de surfer sur la vague affective de tous les autres Africains, notamment ceux qui l’adulent encore pour son anti-impérialisme militant alors même que Chavez veilla à ne jamais mêler son destin aux leurs ? Pourquoi sont-ce l’ANC de Mandela en Afrique du Sud et le Nigéria de son ami Olusegun Obasanjo qui verront Chavez les honorer de leur présence si ce n’est parce que Chavez connaissait par cœur les limites de l’anticolonialisme dogmatique que nous avons relevées à moult occasions ? Il nous faudra entrer au détail dans la politique concrète de Chavez pour les Vénézuéliens pour que soit davantage évidente notre proposition centrale : les Africains[4] qui voient en Chavez leur icône absolue sont souvent ceux qui ne l’ont ni lu, ni suivi au quotidien, ni compris.
(Affaire à suivre dans la deuxième partie de la présente tribune, sur www.guillaumesoro.com )
[1]Je me suis également inspiré de l’article de Hector Constant-Rosales, « Actualité de la pensée de Simon Bolivar dans les relations internationales du XXIème siècle », http://www.medelu.org/IMG/pdf/Trad_FR_Constant-1_norm_2_n.pdf, Institut des Hautes Etudes Diplomatiques Pedro Gral, Université Centrale du Venezuela .
[3] Simón Bolívar, ses idées fondamentales, XVe Congrès International des Sciences Historiques à Bucarest (10-17 août 1980), publiés par l'Academia Nacional de la Historia, Caracas, 1980.
*Une tribune internationale de Franklin Nyamsi
Agrégé de philosophie, Paris, France
Agrégé de philosophie, Paris, France
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