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Patrice Nganang : LES CAMEROUNAIS PEUVENT-ILS ETRE LIBERES PAR L’OCCIDENT ?


Non, évidemment. Mais plus sérieux, comment sinon ? Voilà la question. Cette semaine, le 10 avril 1948, des Camerounais – dont Ruben Um Nyobè – se réunissaient dans une gargote ‘Chez Sierra’ à New Bell, et formaient un parti politique – l’UPC – pour y répondre, justement. De ce cénacle original nous avons hérité la question de la libération du Cameroun, et l’histoire de notre pays nous montre leur réponse. Si cette question, élaborée par Um Nyobé dans ses nombreux écrits, mais surtout dans ceux sous maquis, est bel et bien l’âme immortelle du peuple camerounais, il demeure que soixante ans de tyrannie lui ont ajouté une autre : comment se séparer de Paul Biya et de son parti, le RDPC, ce qui veut dire : de l’UNC, de l’UC et de leur ancêtre commun, le parti du bien infâme Louis-Paul Aujoulat. Les Camerounais d’aujourd’hui se trouvent donc d’une certaine manière, confrontés deux fois à la question de leur libération. D’une part à la libération de la France, dans le sens tel que formulé par les upécistes ; et d’autres parts à la libération de la dictature qui sous de multiples caméléonages a pris notre pays en otage depuis 1956. Notre génération, confrontée à la question de sa libération de façon double donc, ne peut que difficilement savoir contre qui se battre au fond. Il est de ce point de vue plus simple de dire que la libération pour nous est jumelle. D’une part de l’Occident, et d’autre part du tyran. L’action politique qui aurait pour but le changement, posera donc nécessairement deux questions : d’une part la question de la souveraineté externe, et d’autre part celle de la souveraineté interne.
   Si les deux souverainetés sont séparées ici de manière formelle, elles le sont moins dans l’histoire. Ainsi une lecture upéciste, héritage de la lutte pour l’indépendance qui nous a donné un génocide en héritage, verrait dans la tyrannie qui nous étrangle une ex-croissance de l’Occident – et personne de bon sens ne pourra jamais contredire telle lecture. Dans les textes fondateurs de cette lecture, les Ecrits sous maquis d’Um Nyobé, les hommes de paille qui auront fait main basse sur l’indépendance sont désignés par les multiples noms qu’ils méritent, et aucun d’eux n’est de sympathie. Vu sous ce diapason, le vocabulaire historique qui désignerait Paul Biya est fixé, lui qui est un rejeton d’Ahmadou Ahidjo dont il fut d’ailleurs l’héritier, et d’Aujoulat dont il fut un disciple : un ‘laquais’ de l’Occident. Le président Camerounais n’a d’ailleurs rien fait pour contredire cette image, ‘meilleur élève de la France’, tel qu’il se présenta jadis. Ce paradigme veut, et cela se lit ici et là, que l’Occident, et surtout la France, si elle lui tournait le dos, le verrait tomber comme une mangue pourrie. Les inquiétudes et courbatures du RDPC devant le président français sont liées elle aussi à cette peur véritable du ‘lâchage’. Et les idéologues camerounais deviennent des lecteurs de ‘signes qui ne trompent pas’, d’une ‘fin de règne’. Une France socialiste qui ne regarde plus que ses intérêts, comme le clame si haut François Hollande, serait la véritable fin de parcours pour le tyran – et à côté de nous, François Bozizé est bien tombé sans que Paris ne prenne le téléphone, à ce que les journaux nous disent. Le rapprochement avec la Chine, vu sous cet angle, ne devient qu’une forme de chantage du tyran qui sait au fond que jamais la Chine ne mobiliserait ses soldats pour le sauver.
   La théorie du lâchage de la France fait face à celle de la servitude volontaire des Camerounais. Cette dernière, fille de la souveraineté interne, est d’autant plus ancrée que notre pays n’a jamais eu des élections respectables : les plus importantes ont eu lieu à l’exclusion des partis représentatifs, sinon leurs résultats ont été simplement fraudés. La continuité de la tyrannie qui se cache sous des oripeaux légaux s’invente de plusieurs manières des substituts de légitimité, à défaut de trouver celle-ci dans la souveraineté qui réside dans le peuple. S’il n’y a pas d’Etat sans appareil, il n’y a pas non plus de tyrannie qui dure sans se fabriquer une racine dans le peuple. Le vote par corruption, par assentiment passif ou alors par pur cynisme, voilà la cheville ouvrière de la théorie de la servitude volontaire. La tradition est la forme d’expression de cette manière de voir qui chez nous a trouvé ses exégètes parmi les plus radicaux aussi. La formule la plus populaire de ce cynisme, quand devenue théorie, parle d’‘ensauvagement’ des Camerounais. Ainsi donc il suffirait de lire les textes les plus sophistiqués d’un Achille Mbembe, De la Postcolonie, pour y découvrir la vision de ‘l’hallucination’ comme étant la forme achevée de cette relation intime qui lie le peuple camerounais somnambulique au tyran – celui-ci devenant d’ailleurs ‘Popol’, comme pour le rendre encore plus proche de chacun. ‘Les Camerounais ont été ensorcelés’, pourrait-on dire beaucoup plus platement ici, pour au fond décrire cette manière d’analyser qui veut voir dans la servitude actuelle de notre peuple une fatalité politique et même au final, un choix personnel de chacun. Le désespoir des gens de bien a plusieurs voix, et celle-ci en est une des plus vocales. Ses métaphores se multiplient dans les journaux, dans les interrogations, les cris de peine, mais son visage le plus distinct, c’est l’auto-flagellation.
   Et pourtant le Camerounais d’aujourd’hui quand confronté à la question de sa libération, se trouve fondamentalement devant deux choix, l’un inachevé parce que ‘âme immortelle du peuple camerounais’, et l’autre devenant seconde nature parce qu’évidence de la tyrannie. Jamais souveraineté externe et souveraineté interne ne se sont autant opposés pour affaiblir un peuple que le nôtre aujourd’hui ! C’est que le Camerounais d’aujourd’hui, quand il veut le changement, se trouve placé devant deux fronts de plus en plus distincts, et parce que son ennemi est double, sa force s’en trouve affaiblie. La duplicité de cette bataille camerounaise, c’est l’histoire récente des forces du changement dans notre pays : l’ampleur de l’engagement camerounais dans la crise ivoirienne, au moment même où le tyran préparait un coup d’Etat constitutionnel dans notre pays, est épique de ce point de vue et fait encore sourire de nombreuses personnes en Côte d’ivoire, ce pays qui en est tout de même à son cinquième président, et qui a pu liquider l’héritage du PDCI, l’ancien parti unique, quand notre pays en est encore au RDPC dominant ! Le double front n’est pas que théorie : il est tactique. Et ici il a le visage de la question anglophone qui demeure le moteur du changement politique dans notre pays, depuis 1990 – après tout, depuis lors c’est dans l’embrion de cette question devenue révolutionnaire, que tous les mouvements sociaux ont pris de l’ampleur chez nous, à commencer par la revendication démocratique en 1990, et c’est dans son ombre encore que les appels régionalistes sont les plus stridents, au sein du SCNC. Il n’est pas jusqu’à ces soubresauts de février 2008 qui n’aient pris leur départ à Buea ! Le BIR, comme on sait, a été constitué avant tout pour pacifier la zone anglophone, à partir du noyau conflictuel de Bakassi, et ce avant de devenir la milice tribale qui gangrène l’armée nationale. C’est qu’il est une évidence : l’armée nationale camerounaise, affaiblie de l’intérieur par le BIR, la milice présidentielle, comme le sont toutes les armées africaines d’ailleurs, ne peut pas être le moteur du changement de pouvoir au Cameroun.
   La locomotive du changement chez nous – la question anglophone – sera cependant déraillée en 1992 par la décision de la France mitterrandienne de préserver son pré-carré francophone, elle qui bien belliqueuse quand il le faut, sera allée jusqu’à armer un pouvoir génocidaire au Rwanda, pour empêcher que ce pays ne deviennent anglophone. Au Cameroun, profitant de la campagne de boycott des produits français, il aura suffi de retourner le support trop visible de l’ambassadrice des Etats-Unis contre le leader du SDF, pour que la cause soit entendue, scenario qui s’est répété devant nous en république centrafricaine où le support sud-africain n’aura été que la damnation d’un pouvoir condamné au demeurant, tout comme en Côte d’ivoire d’ailleurs. Les errements de Mbeki et Zuma en Afrique francophone ne sont épiques que dans la mesure où partout ils rencontrent la France et ses intérêts. Depuis la transformation jacobine de notre pays par décret présidentiel en 1984, le pôle du changement se trouve chez nous en zone anglophone. Sa capitale c’est alternativement Bamenda ou Buéa. Si le coup manqué du 6 avril 1984 c’était une tentative de résurrection du passé, les étudiants de l’université de Buéa ne comptent plus les morts qu’ils ont donné eux, à la naissance du futur, tandis que seul Bamenda a l’immense honneur d’avoir en son sein une dizaine de personnalités politiques nationales : Achidi Achu, John Fru Ndi, Kah Walla, sans parler d’Atanga Ndi, qui tous habitent à quelques lieux l’un de l’autre, et vivent dans une intimité politique extraordinaire au chevet de ce puits volcanique en attente – pour l’amadouer. Il n’est pas de coïncidence dans cette sollicitude que n’ont, ni les populations de Garoua qui pourtant a donné à notre pays son premier président et est le fief de Marafa, ni celles d’Edéa qui aura pourtant été le fief de l’UPC, ni d’ailleurs de Foumban qui nous réveille de temps en temps avec ses querelles intestines. Jamais ne s’est aussi clairement montré devant tous où se trouve le cœur pulsif du changement dans notre pays. Et c’est bien à Bamenda que le RDPC aura lancé ses activités en 1985 !
Pour les forces du changement, la lecture de la carte politique du Cameroun doit être tactique. Elle le sera lorsque celles-ci se rendront compte que si le tribalisme le cheval de bataille véritable de l’Etat tribal, c’est le régionalisme qui est celui du changement. Le piétinement politique chez nous vient du fait que le moteur du changement, l’idée porteuse du mouvement de revendication de souveraineté interne, la question anglophone, met l’opposition historiquement en plein devant la question de la souveraineté externe, qui elle, devient ipso facto une opposition à la France. Voilà bien la contradiction historique qui nous maintient entre les mains d’une tyrannie qui dure encore, comme la chèvre qui meurt d’équilibre entre le choux et la carotte. Dans un cycle abyssal d’auto-destruction, souveraineté interne et externe s’opposent ainsi, rendant immobile le train de notre histoire. Et ici l’histoire récente est meilleure école, car voyons donc : si notre pays est encadré de bases militaires françaises au Tchad, en RCA, au Gabon et au Congo, c’est bien la frontière nigériane qui lui donne une ouverture sur un espace que la France ne maitrise pas, espace qui couvre toute la longueur du Cameroun dans son flanc ouest sur l’ailleurs. Le Nigeria réunit en effet tout ce qui par opposition banale, est constitutif de ce qu’est devenu la république du Cameroun – il est anglophone, fédéraliste, géant, dominateur, et hégémonique parce que carrefour de circulation dans le Golfe de Guinée des personnes et de biens. Qui plus est, il a en son sein la capitale islamique centenaire qu’est Kano. Idéologiquement parlant, le Nigeria est le ying, du yang camerounais. Le maintien de notre pays dans le giron français qui est d’invention gaulliste – et la dictature de Biya en est l’ex-croissance – a fait sien le paradigme de la constitution française aux antipodes de l’anglais. Si en 1940, c’est du Ghana et du Nigeria que Leclerc et de Gaulle trouveront les bases pour faire tomber le pouvoir de Yaoundé en y faisant le seul coup d’Etat réussi de toute l’histoire de notre pays, l’entente cordiale de tout pouvoir à Yaoundé avec le Nigeria est la base de la continuité de la tyrannie dans notre pays. Et cette entente a trouvé même dans les moments les plus mouvementés, comme lors de la guerre du Biafra ou de la dictature de Sani Abacha, une continuité politique plutôt surprenante.
   Des leaders de l’opposition camerounaise, un seul, Bello Bouba Maigari, a passé des années d’exil au Nigeria. En d’autres termes, quand se pose la question du changement dans notre pays, chacun devrait se demander : lequel de ces leaders du changement a une base au Nigeria ? C’est que le Nigeria est pour notre pays, ce que le Soudan aura été pour Idriss Deby, le Burkina Faso pour Ouattara, l’Ouganda pour Kagame, et les turpitudes du 'trio de Kumba' nous disent bien cette histoire. C’est l’arrière du changement – de tout changement véritable. Fuir cette arrière a un prix, c’est la tyrannie que nous vivons depuis soixante ans. Les mouvements sociaux, politiques et administratifs, ne sont que des manifestations épisodiques de dynamiques des forces qui elles, ont la dimension de loi intangible de physique. L’histoire de notre pays est en transition, parce que la république du Cameroun est tirée par deux pôles qui sont également deux manières de définir la scène publique – et donc, de concevoir l’organisation du vécu collectif. C’est pôles sont la France d’une part, et le Nigeria de l’autre. Ils sont, la souveraineté externe d’une part, et la souveraineté interne d’autre part. Au centre de ces deux pôles se trouve l’équilibre politique dont le visage chez nous c’est la continuité tyrannique. Le nadir. Si la question de la libération d’un pays demeure une idée tant que ce pays vit sous l’oppression, l’idée de libération, elle, se manifeste comme vécu le jour où un politique fait sienne la tactique porteuse de mouvement historique. Pour ce qui est de notre pays, ce politique vit encore en incubation intellectuelle. Son lieu de prise de parole est là, cependant, inoccupé depuis septembre 1940. C’est l’estrade du bâtiment de la Poste centrale, qui ouvre sur le rond-point d’Ongola, au cœur de Yaoundé, un nœud reliant plusieurs routes, celles de Messa, du Marché central, de Mvog-Ada, Mvog Mbi, Atemengué, et en fait une arène historique s’il en est. Parce que toute attente fabrique l’impatience ou l’ennui, le peuple camerounais, dans l’attente d’un changement de la relation de force entre les deux pôles antagonistes de notre histoire, s’étend en ratiocinations.
Mais notre place Tahrir, elle, est bien là, prête. Il lui manque juste notre héros.

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